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femmetriste2.jpgC’est l’une des histoires les plus tristes que j’ai apprise de toute ma vie. C’est l’histoire d’une vie gâchée, d’une succession de misères et de souffrance.

C’est l’histoire d’une jeune femme de 40 ans qui n’a jamais connu le bonheur. C’est vraiment d’une vie qui, sincèrement, n’a jamais signifié une vraie.
Au mois de mai dernier, j’étais arrêté devant le Palais des Congrès de Bamako à la recherche d’un taxi qui me ramènerait à mon domicile.

Perdu dans la confusion de pensées futiles, je n’ai pas vu la dame à côté qui me regardait depuis un bout de temps. Puis, après, je ne pus que la voir. Elle me regardait avec une telle insistance que j’ai pensé avoir affaire à une rombière aux fesses décaties qui guettait un client.

J’ai détourné le regard en murmurant un « ouzoubillahi » qui ferait éloigner la dame. Quand nos yeux se firent face une deuxième fois, elle a prononcé mon nom avec une pointe de doute. Je lui ai répondu positivement. Elle a esquissé un sourire avant de préciser : « Je suis D.T. Nous habitions le même quartier à Ségou quand tu étais au lycée. Je suis la cousine de XXX ».

Je me suis rappelé la jeune fille un peu gauche qui passait souvent devant notre grain et nous servait souvent du charbon. La conversation est devenue plus amicale. Elle m’a dit qu’elle cherchait une Sotrama et partait à Kalaban, à côté de l’hôtel d’Oumou Sangaré. Je lui ai proposé de payer le taxi puisque j’allais un peu plus loin. Nous avons pris place dans le taxi. Au fil de la conversation, je lui raconte ce que je fais dans la vie.

Elle insiste : « Il faut que tu viennes chez moi, je vais te raconter ce que j’ai vécu toutes ces années. Je ne cherche pas la pitié ou la concupiscence, je veux juste te raconter le destin d’une femme dans ce pays. » J’ai pris ses coordonnées et je suis allé la voir, notant tout ce qu’elle me disait.

Je ne sais pas ce qui s’est passé dans ma cervelle, mais en sortant de là, je suis resté sonné, incapable d’écrire, quoi que soit et même d’en parler à d’autres. Si je le fais finalement, c’est parce qu’elle m’a envoyé un email pour me demander de respecter ma promesse de publier son histoire. Et enfin, j’arrive à me décider, à le faire.

D.T. est née dans une famille polygame de Ségou en 1969 (elle ne connaît pas la date exacte). Sa mère a été répudiée alors qu’elle n’avait que cinq ans. Elle a été « élevée » par les deux épouses de son père.

En fait, elle était dans la maison comme une pièce décorative, elle n’intéressait personne. Elle a arrêté l’école en 9ème année fondamentale après quatre échecs au DEF. Et après, elle traînait dans la cour, faisait le ménage, préparait les repas et vendait quelques bricoles de temps en temps.

En 1990, alors âgée de 21 ans, elle est demandée en mariage par un jeune « commerçant » installé à Bamako. Ravi d’avoir une bouche de moins à nourrir, son père s’en débarrasse prestement.

« Il n’y a jamais eu de cérémonie de mariage. Mes parents ont pris l’argent de la dot, la cola, ils ont partagé entre mes demi-sœurs tous les habits apportés par ma belle-famille et ils m’ont presque jeté à la porte en me disant que le mariage religieux étant déjà célébré, je n’avais qu’à aller chez mon mari.

Le jour de mon départ à Bamako pour rejoindre mon mari, personne n’a dépassé le seuil de la porte. J’ai pris mon sac de voyage et ils m’ont salué à l’intérieur. Mon père m’a jeté un billet de 5000 francs comme frais de transport alors que ma belle-famille avait envoyé 25 000 pour moi et deux accompagnatrices.

Quand je suis arrivée à Bamako, je suis allée chez le cousin de mon père. Il m’a demandé de continuer chez mon mari. Tu imagines l’humiliation Oussou ? Une jeune femme mariée avec un sac de voyage qui traîne à Kalaban qui était une bourgade à la recherche de la maison de son mari ! Et quand j’ai salué, ma belle-famille était estomaquée de me voir. Mon beau-père m’a même demandé si je tombais du ciel ! ».

Évidement, dans ces conditions, elle ne pouvait espérer recevoir du respect. Loin s’en faut ! Elle devint très vite l’objet de quolibets et railleries des autres femmes de la concession. Mais D.T. n’avait encore rien vu. « À peine trois semaines après mon arrivée, j’ai contracté une grossesse et deux mois après, mon mari est partie prétendument faire des affaires en Côte d’Ivoire. Jusqu’à mon accouchement, je n’ai pas eu de ses nouvelles. Ni lettre ni téléphone et pas un sou. On m’insultait sans arrêt dans la maison et on m’accusait d’être l’épouse du fainéant de la famille. C’était terrible, Oussou, c’était terrible !

Je pleurais sans arrêt en demandant à Allah de me sortir de là. Je ne comprenais pas cet acharnement du sort. Mon mari est revenu deux ans plus tard, sans aucune explication. Je pensais qu’un nouveau cycle de vie allait commencer et que les deux ans de malheur étaient finis. Il est resté exactement deux mois, le temps de me filer une autre grossesse et il est reparti, quelque part dans le monde et l’enfer a recommencé. Je ne comprenais pas ce qui m’arrivait, j’étais déboussolée. Et quand j’ai tenté de retourner dans ma famille, j’ai compris que je n’étais pas attendue. Je ne pouvais que retourner, penaude, dans cette cour. C’était terrible !
».

Cette fois, l’attente durera… 11 ans

Onze ans de calvaire, de privation, de brimade, de honte. Onze ans sans la présence chaleureuse du mari. Onze ans sans contact physique pour une femme dans la fleur de l’âge. Puis, « il est revenu en 2003. Il est juste revenu, sans explication. Sa famille et lui ont commencé à m’accuser d’adultère, d’infidélité, de mensonges et quoi encore. Sa famille voulait le divorce, il réfléchissait et pendant ce temps, il me file une troisième grossesse.

Quatorze mois après son arrivée, il est tombé malade. Très malade et cinq mois plus tard, il est mort. C’est en fouillant dans ces affaires que j’ai découvert qu’il avait le Sida. J’étais sciée débout. Il ne manquait plus que ça. _ Ma vie était finie parce que j’ai été faire un test qui s’est révélé positif. Il m’avait transmis cette pourriture !
».

Elle était assise là, dans son fauteuil, les yeux humides mais dignes. Elle n’avait ni colère ni rancune m’avouait-elle « c’est Dieu qui m’a créée et c’est lui qui a voulu qu’il en soit ainsi. Je ne sais pas ce qu’il en sera dans l’autre monde mais, pour moi, ce monde ici-bas est fini. »

Elle faisait des démarches pour accéder aux antirétroviraux gratuits. Elle voulait un coup de piston, je l’ai aidée comme je peux dans un système où rien n’est normal.

Voilà D.T., j’ai tenu ma promesse. Ton histoire est narrée. J’y ai mis de la pudeur et j’ai omis les détails les plus inhumains de l’histoire. J’ai omis toutes ces scènes quotidiennes de méchanceté gratuite et de cruauté dont se délecte l’homme.

Ousmane Sow

Journaliste, Montréal

Les Echos du 03 Février 2008.