Mardi 8 mars 2006. Aujourd’hui, c’est la journée internationale de la femme. La cité des Askia a décidé de commémorer l’événement à Bourem, localité située à une centaine de kilomètres du chef-lieu. La ville est donc calme et chacun vaque à ses occupations habituelles.
Le temps, non plus, n’est à la fête. Et pour cause, un vent de sable rend la visibilité quasiment nulle. Il faut s’enturbanner pour ne pas avaler trop de poussière.
Au bord du fleuve Niger qui coule à quelques kilomètres de la ville, il est 17 heures. Aïcha, une jeune fille songhoï nous montre un spectacle peu ordinaire. Des jeunes gens essayent, coûte que coûte, de convaincre un passager sorti d’une Toyota Land Cruser, de les suivre. « Ce sont des kokser » nous lance-elle. Le mot « kokser« , il faut le noter, est l’appellation familière des passeurs. Ceux-là qui collectent l’argent des immigrants vers l’Europe.
Nous essayons de nous approcher pour en savoir plus. Une brève altercation nous fait comprendre que les esprits sont surchauffés et que le butin tant convoité par ces passeurs leur a échappé.
19 heures 30. Retour en ville. Malgré l’épaisse poussière qui enveloppe la ville, Gao ne perd pas ses habitudes. Petits groupes autour du thé, parties de dame. Les plus ambitieux se préparent pour une nuit plus chaude dans la boîte de nuit la plus ambiante de la cité des Askia, Le Baji ou dans le bistro le plus capé, Euro Camping.
C’est d’ailleurs dans ce bistro que nous tentons, pour la première fois, d’établir le contact avec les éventuels passeurs.
20 heures 30. La température nocturne commence à monter. Nous décidons d’exposer notre sujet au gérant du Bar, S.O dit Taller. « On m’appelle Taller car je suis grand de taille » nous lance-t-il, avant de décliner sa vraie identité. Très accueillant, il essaye d’appeler « une connaissance qui a du poids dans ce business« . Rendez-vous est pris le lendemain dans l’après-midi, au même endroit avec un certain Mr K, surnommé « Chairman » des ghettos nigérians.
Moussa, passeur, proxénète, dealer…
Jeudi 9 mars 2006. Nous profitons de la matinée, avant le rendez-vous de Mr K., pour rencontrer d’autres refoulés ou, éventuellement, trouver des candidats à l’immigration. Notre premier point de chute est une maison un peu délabrée. Ici, se sont retrouvés les Maliens, essentiellement venus de Kayes. Ils font partie de la grande vague des refoulés d’Algérie. « Nous essayons de vivre avec les petits moyens que nous avons et attendons une occasion pour rejoindre nos familles » nous confie Adama.
Près du restaurant Casa, une autre demeure aux allures de forteresse abrite des Sénégalais. A notre arrivée, on nous signale que le chef du groupe est alité à cause d’un mal de dos.
Brusquement l’atmosphère devient plus tendue. Moussa, le propriétaire de cette maison, nous interpelle et nous somme de « dégager les lieux car il n’y a ici ni étranger, ni refoulé, ni voyageur ». A la question de savoir pourquoi ces individus, qui ne parlent que Wolof ou Français, sont ici, Moussa devient plus agressif et nous menace avec une barre de fer.
Nous réussissons, néanmoins, à extirper de là Kalil, un membre de la communauté sénégalaise. Il nous amene dans une autre cour dans laquelle vivent des Sénégalais Toucouleurs, apparemment moins nantis et qui dorment à la belle étoile.
Kalil n’a pas manqué de nous vendre la mèche : « L’homme qui vient de vous chasser de la maison est un passeur connu de tous. Il travaille en complicité avec les Arabes et promet aux gens de les amener en Algérie, voire en Espagne. Nous payons pour pouvoir vivre ici. Pire, il vend de la drogue et incite les filles à la prostitution. Plusieurs fois, il a eu des problèmes avec la Police. Il fréquente des gens et des endroits peu recommandables. Méfiez-vous de lui« .
Des endroits peu recommandables. Nous avons filé et rencontré Moussa dans les antres de plaisir où se rencontrent les barons de l’immigration clandestine de la cité des Askia.
Mr K, le Chairman des ghettos nigérians, passeur et businessman
15 Heures 30. Retour au Camping Euro où nous avons rendez-vous avec l’un des « grands de la place » comme aime à le dire son principal bras droit, Rasta. Le chairman se déplace avec une horde de personnes au visage balafré et aux allures de cow boy.
Mr K, lui-même, est un adulte d’une taille moyenne, à la démarche nonchalante et au regard de rêveur. Mais, derrière cette silhouette innocente se cache un impitoyable homme d’affaire. « J’ai tenté de sauter les barbelés à Ceuta et Melilla à trois reprises« .
Mr K a, justement, les mains qui portent encore des traces de coupures assez profondes. Les cicatrices qu’il a aux pieds témoignent, à suffisance, des tentatives dont il parle. Comment a-t-il alors échoué à Gao?
Mr K estime que « la route vers l’Europe est devenue très dure. Il faut essayer de gagner sa vie ici« . Même s’il reconnaît que la route « est dure« , le chairman ne décourage pas ses compatriotes. Au contraire, il continue à encaisser leur sous et à leur promettre monts et merveilles. A travers cette activité, il a ouvert des endroits pourvoyeurs de devises.
Son job est connu des responsables de la ville. Avec lui, il faut jouer cartes sur table. Notre seul désir de rencontrer deux Africains qui veulent aller en Europe est monnayé à 15 000 Fcfa par personne et 15 000 Fcfa pour lui-même.
Mr K. fixe une rencontre à 18 heures dans un de ses lieux de travail. « Il faut respecter le rendez-vous et être à l’heure. N’essayez pas de nous tromper » menace son plus proche allié, Rasta.
A l’heure pile, nous sommes chez Mr K. Il nous conduit dans des ruelles du 7ème quartier de Gao, avant de déboucher sur une grande rue. Bienvenue au ghetto Mama Lafia.
Hervé N., un Equato-guinéen, est adossé au mur de la concession. Avec sa guitare sèche, il implore le ciel pour que la misère dans laquelle lui et ses collègues vivent finisse. « Pour ne pas être dépaysé, je chante et les autres claquent les mains« . Tout à coup, nous sommes chargés par une femme…un mastodonte de plus cent kilos. « Foutez le camp d’ici. On ne veut pas voir de personnes étrangères dans cette rue« .
Notre tentative de vouloir expliquer que nous sommes sur la voie publique reste vaine. Non content de manifester sa colère, un homme nous charge avec un couteau au poing.
L’intervention des passants nous sauve, cette fois-ci, et nous décidons de rebrousser chemin. Mr K., très déçu, nous rejoindra plus tard et nous expliquera que « les ghetto men sont fâchés car certains d’entre eux n’ont pas mangé depuis plus de trois jours« .
Nous lui expliquons que c’est une autochtone qui nous a attaqué. Mr K. reste un instant muet… puis répond : « Savez-vous, ces personnes qui hébergent les étrangers savent pertinemment qu’elles font un sale travail. Elles sont tolérées par la police, mais restent sur leur garde« .
Il nous convainc alors de lui donner une dernière chance le lendemain à 10 heures. Point de rencontre, le célèbre bar Camping Euro.
Vendredi 10 mars. Le vent de sable est passé et la poussière s’est dissipée. Un brin de soleil illumine la ville de Gao en cette belle matinée.
A 9 heures 45, nous sommes sur les lieux du rendez-vous. Déjà, Mr K. a envoyé des éléments de reconnaissance pour détecter un éventuel danger.
RAS et le boss peu, enfin, arriver avec sa garde rapprochée et nos deux interlocuteurs: une jeune dame et un jeune homme prêts à emprunter le chemin de l’Europe en passant par l’Algérie.
Grace, la craintive…
Assise dans un coin, elle nous regarde, l’air craintif …presque prieur. Elle a l’œil gauche qui coule. « Je me suis querellé avec mon petit ami qui m’a donné un coup« .
Au fait, ce que Grace ne nous a pas dit, c’est que ce petit ami est son proxénète. « C’est à lui qu’elle doit rendre compte et à lui seul. Sinon elle risque de passer le restant de ses jours à regretter de l’avoir connu » nous souffle à l’oreille la serveuse du bar.
C’est avec elle que nous décidons de nous entretenir d’abord. « Je dois demander l’autorisation à mon mec« . D’un clin d’œil, elle le fait puis raconte en quelques mots son aventure.
Selon Grace, ce sont les conditions difficiles de vie qui l’ont poussée à prendre le chemin de l’aventure. Elle est passée par le Benin, pour rejoindre Bamako. Depuis lors, c’est le calvaire. « A Gao, il n’y a pas de travail. Nous, les femmes, sommes très souvent obligées de nous prostituer pour avoir de quoi manger. Les hommes nous arrachent souvent le peu que l’on gagne. Je voudrais rentrer au Nigeria car je ne savais pas c’est aussi dur que çà. Si j’ai une occasion aujourd’hui, je retourne » nous confie-t-elle, les yeux noyés de larmes.
…F.K, le véritable candidat au calvaire
« Si tu n’es pas courageux, tu ne peux pas emprunter ce chemin. Le désert est impitoyable et ne connait ni gris-gris, ni potion magique ». Il porte un Jean blessé et des lunettes solaires. Ses mains portent des tatouages de la vierge Marie et un serpent sur lequel on peut lire « Need a neger » (veut un nègre).
Les premiers mot de FK, notre second interviewé, montre à quel point il est préparé moralement. « Je ne crains rien et je suis prêt. S’il plaît à Dieu, je quitte la semaine prochaine ». FK fait ces déclarations sous le contrôle du chairman qui, à chaque phrase, acquiesce de la tête, quand c’est positif, ou sert le regard, pour rectifier.
L’entretien tourne court quand FK essaye de critiquer la façon dont les passeurs accueillent les Africains à Gao. « Ce n’est pas ce qu’on t’a demandé. Tu arrêtes » lui lance le chairman. Nous sommes obligés de supplier. Mais rien ne fait bouger le chairman de sa position. Nous stopons la conversation avant que cela dégénère.
Il faut noter que les accompagnateurs du chairman sont prêts, au moindre signe, de faire du mal à quelqu’un. Ils sont armés de couteaux, de gourdins et même de barres de fer.
Après cette rencontre, nous avons décidé d’écouter certains responsables administratifs et religieux de la cité des Askia et de Bamako, d’où le réseau clandestin part.
Une tâche plus difficile que la recherche des migrants. Chacun veut garder l’anonymat car « c’est un sujet délicat ». C’est ce que nous vous proposons dans notre prochaine parution.
Par Paul Mben
14 avril 2006