Vendredi 12 mai 2006. Nous sommes devant le grand cimetière d’Hamdallaye à Bamako, non pour accompagner un proche dans sa dernière demeure, mais pour voir les raisons d’un attroupement étrange au portail. Il y a là une dizaine de handicapés physiques femmes et hommes (non voyants, lépreux, manchots, perclus…) assis à même le sol ou cloués dans des tricycles. La plupart sont accompagnés d’une fillette ou d’un garçonnet qui tient la canne.
L’atmosphère est détendue car ils échangent sur tous les sujets. Ils ont tous le regard tourné vers les personnes qui se dirigent en direction du cimetière. Une vieille dame non voyante d’une cinquantaine d’années tendant sa sébile nous accueille avec la ritournelle « A ya di Allah ma » (donnez à Dieu), « Juma sarakati » (l’aumône du vendredi) en langue nationale bambara. Elle est assise sur un pagne déchiqueté, les yeux enfoncés dans leurs orbites, une fillette, probablement sa petite-fille, se tient près d’elle. Un petit jeton jeté dans son objet a suffi pour qu’elle se lance dans une litanie de bénédictions pour nous.
A côté d’elle, un homme lépreux, la quarantaine sonnée, adossé au mur, avec un long bâton en main, chante les louanges du prophète Muhammad (Paix et salut sur lui). Il est interrompu dans son éloge par un monsieur qui lui lance une pièce et un petit colis qui contient des noix de colas blanches et rouges. « Allah ka laabi » (que Dieu agrée ce sacrifice), lance-t-il au donateur.
« C’est de l’aumône que je lui ai remis au nom de mon défunt père. Parce que dans mes rêves, il est venu me réclamer des colas. En offrant ces sacrifices à ces nécessiteux, je rends un service énorme à mon père », explique-t-il avant de se diriger vers une tombe entourée d’une murette.
Deux minutes plus tard, une voiture s’immobilise. Presque tous les infirmes commencent à chanter en même temps et à réclamer de l’aumône. C’est une dame, probablement une habituée du coin, qui se présente. Elle offre à certains du lait, des noix de colas. A d’autres de l’argent, des pagnes, etc.
Elle s’introduit ensuite dans le cimetière, s’accroupit devant une tombe et murmure des choses. Cette scène dure une dizaine de minutes. La bénédiction de la tombe et du corps est toujours un moment chargé d’émotions intenses. Après, elle nous explique que : « c’est mon mari qui est couché là. Tous les vendredis, je viens prier ici pour le repos éternel de son âme. J’offre aussi en son nom de l’aumône ».
A l’image de cette dame, ils sont des centaines de personnes qui déambulent dans ce cimetière chaque vendredi pour bénir la tombe de leurs défunts et leur offrir des sacrifices. Ces sacrifices ne vont certes pas dans les tombes, mais ils sont offerts aux plus nécessiteux qui s’entassent devant les portes d’accès du cimetière.
« Chez nous, lorsqu’on fait un sacrifice au nom d’un mort, il sentira les retombées dans son sommeil. C’est pourquoi, les gens viennent offrir du lait, des colas, de l’argent, des habits, du fonio, etc. Ces sacrifices se font surtout le vendredi, jour saint de la semaine dans la religion musulmane », explique Souleymane Traoré, un des gardiens du cimetière.
Solidarité outre-tombe
Birago Diop ne disait-il pas dans « Souffles » que « Ceux qui sont morts ne sont jamais partis : Ils sont dans l’Ombre qui s’éclaire, Et dans l’ombre qui s’épaissit. Les Morts ne sont pas sous la Terre : Ils sont dans l’Arbre qui frémit, Ils sont dans le Bois qui gémit, Ils sont dans l’Eau qui coule, Ils sont dans l’Eau qui dort, Ils sont dans la Case, ils sont dans la Foule : Les Morts ne sont pas morts ».
Au Mali, les faits ont démontré la véracité de cette assertion. Car, les morts prouvent toute leur utilité tous les jours en offrant de la nourriture et bien d’autres choses aux vivants.
Selon Amadi Coulibaly, un des handicapés qui fait le pied de grue devant les cimetières pour recevoir des sacrifices, ce « créneau » est plus que porteur. « Il y a des jours où je peux avoir 2500 F CFA, des vivres comme sacrifice de la part de ceux qui viennent rendre hommage à leurs défunts parents. Le cimetière est vraiment une véritable maison de solidarité », témoigne-t-il.
Abondant dans le même sens, Mama Camara, handicapée physique d’une trentaine d’années ne jure que par le cimetière : « je dois tout au cimetière. Un anonyme m’a offert mon tricycle au cimetière de Niaréla. Tous les habits de mes deux jumelles et de mon unique garçon sont venus de là. Quand je vais au cimetière, je ne reviens jamais bredouille. Il y a encore de bonnes personnes qui ont de la compassion pour les pauvres et les démunis. Quand ils viennent voir leurs défunts, ils pensent d’abord à nous qui sommes à la porte », soutient-elle.
Les handicapés ne sont pas les seuls à côtoyer les morts et à bénéficier de leurs faveurs. Les gardiens de cimetière vivent également de l’aumône des morts.
A 67 ans, Mohamed Diarra n’a pas encore droit à la retraite. Il est gardien de cimetière depuis 19 ans et ne regrette pas d’avoir fait ce choix. « Je gagne dignement ma vie dans ce travail. Je reçois une rémunération forfaitaire de la part de la Commune, mais je gagne plus à l’intérieur du cimetière avec les morts ». Et comment ? A cette question, le vieux part d’un fou rire avant de laisser tomber : « Le cimetière est un lieu bien mystérieux. On ne peut pas mourir de faim et de soif auprès des morts. En tout cas, j’ai eu tout ce à quoi j’aspirais dans ce cimetière ».
M. Diarra vit seul dans ce « monde perdu » depuis 10 ans, sa femme ainsi que son unique fils étant décédés. Dès lors, le vieux Diarra s’est consacré au travail de cimetière. Il entretient notamment de vieilles tombes sur demande personnelle et reçoit en retour des pécules. « Je ne fixe jamais de prix quand j’entretiens une tombe. Les demandeurs sont généralement très généreux, ils peuvent souvent me donner entre 5000 à 20 000 F CFA et même des objets précieux. Je reçois également des sacrifices. Le dernier en date est ce bélier que vous voyez là-bas », révèle-t-il en nous montrant l’animal.
Valeur culturelle
Le phénomène n’est pas seulement perceptible au cimetière d’Hamdallaye. Les cimetières de Niaréla, de Niamakoro, de Banankabougou, bref tous les grands cimetières de Bamako et des régions se montrent un tant soit peu généreux avec les vivants. Les abords des grands boulevards et des feux tricolores, les lieux publics ne souriant plus aux handicapés, ceux-ci ont tendance à prendre d’assaut les devantures des cimetières. Des voix s’élèvent de plus en plus pour dénoncer ce comportement de mendiants.
« Je suis d’accord qu’on mendie mais je ne supporte pas le fait qu’on aille perturber le sommeil de nos morts. On ne peut plus bénir ou enterrer convenablement nos morts à cause de ces gens qui vous dévorent avec le regard en vous réclamant des jetons. C’est honteux », lance Mohamed Sacko qui interpelle les autorités municipales sur la question.
« Il est temps que les autorités mettent un frein à cette nouvelle forme de mendicité. A ce rythme, les mendiants risquent d’aller fouiller dans le linceul des morts », ironise Rokia Ba, une étudiante à la Faculté des lettres de Bamako qui prépare un mémoire de maîtrise sur la mendicité. « Mes investigations m’ont permis de savoir que le nombre de mendiants a presque triplé ces dix dernières années. Et si la tendance actuelle se maintient, on va compter à coup de millions ces démunis. Et comme la rue n’est plus généreuse, ils risquent tous de déménager dans les cimetières pour recueillir l’aumône », prévient-elle.
Pour l’heure, les autorités n’ont pas encore réagi alors que le phénomène prend chaque jour de l’ampleur. Nombreux sont les observateurs qui croient qu’il est impossible de lutter contre la mendicité aux abords du cimetière pour de nombreuses raisons. « On ne peut pas lutter contre la mendicité, c’est une de nos valeurs culturelles. Si vous interdisez à tous les mendiants de circuler, à qui allez-vous remettre vos sacrifices », s’interroge un sociologue.
Sidiki dit Youssouf Dembélé
Les deux millions d’un défunt
Sory Kéita est un menuisier âgé d’environ trente ans. Marié et père de 4 enfants, il arrive difficilement à joindre les deux bouts, les marchés se faisant rares et les charges trop élevées. Musulman pieux, il n’a jamais désespéré. Il tire selon lui sa force dans les prières et les bénédictions de sa mère qu’il a perdue à l’âge de 7 ans. Sory n’a jamais cessé d’aller bénir la tombe de sa défunte mère.
Un lundi matin, après la prière de l’aube, il se rend au cimetière où repose sa mère. Sur la tombe, il découvre un sachet noir posé sur une pierre. Croyant que quelqu’un avait jeté des résidus sur la tombe, il le ramasse et… point de résidus mais des billets de banques craquants, des vraies coupures de 5000 et 10 000 F CFA.
« Je me demandais qui pouvais venir déposer cette somme ici ? Je l’ai prise et c’est dans ma chambre fermée à clé que j’ai fait le décompte : deux millions de F CFA. J’ai passé toute la nuit à bénir ma mère car je suis conscient que c’est elle qui me l’a offerte ». Sory affirme avoir « sacrifié » une partie de cet argent avant de se servir de l’autre sans problème. Comme quoi, les morts sont souvent riches et généreux.
S. Y. D.
22 mai 2006.