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La situation des Ivoiriens ne serait pas aussi dramatique, ce qui se passe aujourd’hui du côté d’Abidjan aurait des allures de farce « géopolitique ». Dommage pour l’Afrique ; les Africains, quant à eux, se sont lassés de ces jeux politiques stériles (en matière de croissance économique et d’évolution sociale, les seules choses qui leur importent) dont ils ne cessent d’être les victimes « collatérales ».

« Ici, nous avons des lois, nous avons une Constitution, des règles. C’est ça qui fait une élection, comme dans tous les pays modernes. Et selon cette Constitution, c’est moi qui suis élu président de la République de Côte d’Ivoire. C’est tout, et c’est simple ». Pas si simple que l’affirme Laurent Gbagbo dans Le Figaro de ce lundi 27 décembre 2010. La meilleure preuve en est qu’il crie au « complot » de la France et des Etats-Unis avec la complicité des Nations unies. Ce qui, à la limite, pourrait être crédible si Gbagbo, « sûr de lui et dominateur », n’avait annoncé la couleur dès avant le premier tour de la présidentielle : « J’y suis, j’y reste ».

Et si les dix années qu’il a passées au pouvoir n’étaient en contradiction avec la posture qu’il feint d’adopter : un légaliste respectueux de la règle constitutionnelle. Il faudra quand même un jour dresser les comptes macabres de la gestion « gbagboïste » des affaires publiques et la liste de tous ceux qui en ont été les complices. Ce ne sont pas que des Ivoiriens. Ni même que des Africains. Et, dans le même temps, examiner à qui cette crise ivoiro-ivoirienne a profité en Côte d’Ivoire et ailleurs.

Nul ne doute, désormais, qu’il faut en finir définitivement avec ce régime. Mais, dans le même temps, on ne peut qu’être effaré de l’évolution politique de ce pays non pas au cours de la dernière décennie (il y avait des raisons objectives à cela) mais lors des dernières semaines. Nous ne sommes pas dans les années 1970 où des Jean-Bedel Bokassa et des Idi Amin Dada ont pu agir à leur guise en Afrique noire.

Il n’y a rien de comparable, non plus, entre la Côte d’Ivoire de Gbagbo et le Zimbabwe de Robert Mugabe (auquel Gbagbo ne cesse, désormais, de faire référence). Gbagbo, ce n’est pas non plus le petit capitaine Dadis Camara sévissant pour le compte des « généraux » et des « mafieux » en Guinée. Et c’est Christian Bouquet qui le souligne le mieux dans Le Monde daté du 28 décembre 2010) : « La mauvaise foi et l’entêtement de Laurent Gbagbo et de ses partisans vont au-delà de l’une et de l’autre, au point que ce pays est dans une situation qu’aucun adjectif ne suffit à qualifier simplement ». C’est le moins que l’on puisse dire.

jpg_boulanger.jpgBouquet, professeur de géographie politique à l’université de Bordeaux-II, connaît bien la Côte d’Ivoire. En 2005, il avait publié Géopolitique de la Côte d’Ivoire (éditions Armand Colin) qui avait l’immense mérite de s’interroger sur la crise ivoiro-ivoirienne en prenant en compte l’évolution du continent et tout particulièrement de la sous-région mais également la place de « l’occident », et tout particulièrement de la France, dans cette évolution.

Il ne ménageait, par ailleurs, aucun des acteurs politiques ivoiriens, chacun d’eux ayant sa part de responsabilité dans la crise. Une crise riche en « images brouillées » soulignera-t-il. Aujourd’hui, dans Le Monde, Bouquet va bien plus loin dans cette vision « globale ».

Pointant du doigt le notable (à défaut d’être toujours remarquable) parcours universitaire de Gbagbo et de quelques uns de ses sbires (Aké Gilbert Marie N’Gbo, Alcide Djédjé, Augustin Kouadio Comoë, Jacqueline Louhoués Oblé, Angèle Gnonsoa, Alphonse Voho Sahi, Mamadou Koulibaly, Pascal Affi Nguessan, Paul Yao N’Dré), Bouquet s’interroge : « On se demande parfois comment l’université française en est arrivée à former des tyrans ».

Il ajoute : « Lorsque l’historien Laurent Gbagbo ne cesse d’affirmer qu’il a reçu son pouvoir de Dieu et que Dieu seul le lui reprendra, inventant par là même le nouveau concept de la République de droit divin, on doit se rendre à l’évidence : l’université française a failli ». Il faut sans doute aller au-delà et affirmer que si l’université française a effectivement « failli », c’est que tout le système politique « démocratique » de type « occidental » a failli lui aussi.

Les deux dernières lignes du livre de Bouquet (cf. supra) posaient la question : « Peut-être faudra-t-il un jour revenir sur le caractère universel de certaines valeurs, et faire éclater le moule de notre rationalité ? ». C’est, malheureusement, nous-mêmes, les « occidentaux », qui avons brisé ce « moule » et remis en question, au quotidien, « notre rationalité ».

L’évolution politique, sociale et culturelle de la France et de l’Europe aujourd’hui, plus globalement du monde « occidental », en est la meilleure illustration. La « crise ivoiro-ivoirienne » est la face noire de la crise que traverse « l’Occident » dont la République de Côte d’Ivoire se voulait l’expression africaine la plus accomplie. Le temps des présidents de la République est passé (l’Italie en est la démonstration tous les jours ; la France trop souvent) ; reste celui des « chefs » avant d’avoir, très bientôt, celui des « Duce » et autres « Führer ».

Gbagbo est un « voyou » mais pas un imbécile. Dans l’entretien publié conjointement par Le Figaro et Le Monde (mais avec de notables nuances d’un quotidien à l’autre), il ne manque pas de souligner que « ce serait bien la première fois que des pays africains partiraient en guerre contre un autre pays parce qu’une élection s’est mal passée » et il ne manque de dénoncer les pays « où ça se passe plus ou moins bien, ou plus ou moins mal », ceux « où il n’y a pas d’élection du tout » et même de fustiger le « chef d’Etat voisin qui a été élu à 80 % » (en l’occurrence Blaise Compaoré au Burkina Faso).

Gbagbo n’hésite pas non plus à souligner « la similitude du comportement entre 2000 et 2010 », s’étonnant que, dix ans plus tard, la communauté internationale et la communauté africaine aient des états d’âme et n’acceptent plus ce qu’elles ont accepté si longtemps. On peut s’étonner, d’ailleurs, de cette prééminence diplomatico-médiatique de la Côte d’Ivoire dans les préoccupations « occidentales ».

Qui pourrait laisser penser, comme l’affirme sans ambages Gbagbo, qu’il s’agit effectivement d’un « complot » qui « vise à installer Ouattara au pouvoir ». Sauf que la Côte d’Ivoire n’est pas une quelconque « république bananière » (plus encore, l’Afrique de l’Ouest s’est habituée, pendant les quarante années de gestion « houphouëtiste », à ce qu’elle soit un pôle d’ancrage pour les populations sous-régionales) et que son repli sur soi « souverainiste » est un facteur de risques pour les pays voisins, qu’ils soient membres de l’UEMOA ou de la Cédéao.

« Dans une mondialisation où la sécurité de chacun dépend de celle de tous les autres, la souveraineté ne peut plus être sans limites », écrivait ce matin, dans La Croix, Bertrand Badie, professeur à l’Institut d’études politiques (IEP) de Paris. Une République de Côte d’Ivoire qui serait une « république » strictement « gbagboïste » (le vieux rêve des Bété, celui de la « République d’Eburnie » que Nragbé Kragbé avait tenté d’instaurer le 26 octobre 1970, voici tout juste quarante ans !) est inacceptable pour tous les « autres », non pas tant pour des raisons politiques ou « morales » que pour des raisons économiques et sociales.

La Côte d’Ivoire est la « plantation » et « l’usine » qui permettent aux « autres » de gérer tranquillement leurs petites affaires. Voilà pourquoi la Cédéao s’est emparée du dossier. Aucun des pays membres ne peut se mettre en avant (compte tenu de leur diaspora en Côte d’Ivoire) ; mais, dans le même temps, ils ne peuvent pas, non plus, accepter que la Côte d’Ivoire roule pour d’autres que pour eux.

A suivre Jean-Pierre BEJOT

La Dépêche Diplomatique

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Côte d’Ivoire : Quand les « rois mages » de la Cédéao, Boni, Koroma et Pires, sont les messagers d’une mauvaise nouvelle pour Laurent Gbagbo (2/2)

La Côte d’Ivoire est, actuellement, avec AQMI, le facteur le plus déstabilisant en Afrique de l’Ouest. Des rives de l’Atlantique jusqu’au golfe de Guinée. Le putsch électoral de Laurent Gbagbo, s’il réussissait, serait la porte ouverte à toutes les dérives. Mais, plus encore, ce serait la reconfiguration de l’économie ivoirienne au profit du centre « gbagboïste » et au détriment de la périphérie : Burkina Faso, Mali, Sénégal, etc. (les pays qui y ont la diaspora la plus visible).

jpg_koudou-8.jpgLe problème n’est pas tant l’usurpation du pouvoir par Gbagbo que la détérioration constante de la gouvernance du pays. L’insupportable, c’est cela. Une économie ivoirienne en bonne santé est une condition vitale pour les pays de la sous-région afin de permettre la survivance des systèmes en place, quel que soit leur degré d’hégémonie ! Le sommet extraordinaire organisé à Abuja (Nigeria) par la Cédéao, le vendredi 24 décembre 2010, a été explicite en la matière : le problème c’est « la volatilité de la situation sécuritaire ». D’où cette action commune, ouest-africaine, qui est une grande première en matière de diplomatie africaine dans la mesure où elle se veut plus préventive (empêcher le pire) que curative. Et vise surtout à laisser penser que l’Afrique est en mesure de régler, elle-même, les problèmes qui la concerne.

Qui peut le croire ? Gbagbo est au pouvoir depuis dix ans (dont cinq ans hors du cadre constitutionnel) et, pour reprendre l’expression du quotidien burkinabè L’Observateur Paalga, la Cédéao n’est qu’un « Rambo de pacotille ». L’hôtel du Golf sera un champ de ruines avant que le premier soldat de l’Ecomog ait mis un pied à Abidjan ! Trois « rois mages » sont donc les messagers d’une mauvaise nouvelle pour Gbagbo : il est urgent qu’il dégage. Le Béninois Thomas Boni Yayi, le Sierra-Leonais Ernest Bai Koroma et le Cap-Verdien Pedro Pires. Ce sont des « petits frères », récemment élus et qui représentent les trois zones linguistiques (francophone, lusophone, anglophone), trois démocrates qui sont en bons rapports avec Gbagbo.

Après le Sud-Africain Thabo Mbeki et le Gabonais Jean Ping, président de la commission de l’Union africaine (qui vient de confier au premier ministre kenyan Raila Odinga le « suivi de la situation en Côte d’Ivoire »), ils sont la « voix de l’Afrique » qui entend s’exprimer sur la « crise ivoiro-ivoirienne » et faire oublier celle de la « communauté internationale » dont la tonitruance exaspère tout le monde. Bénin, Sierra Leone et Cap-Vert, trois petits poucets de la Cédéao dont la voix ne porte pas bien loin. Mais qui exprimeront sa détermination « diplomatique ».

Gbagbo saura ainsi jusqu’où il peut aller avant de s’engager trop avant dans une démarche suicidaire mais qui lui convient : il ambitionne de figurer dans le martyrologe de l’Afrique indépendante aux côtés des grandes figures de l’histoire du continent ! « La question du compromis n’est pas sur la table » a souligné le ministre nigérian des Affaires étrangères, Odein Ajumogobia, avant que ne débute le sommet d’Abuja. Compréhensible. La situation du Nigeria est, à la puissance dix, comparable – au niveau des risques – à celle de la Côte d’Ivoire : un vice-président qui accède au pouvoir à la suite de la mort du président et un pays toujours tenté par les sécessions sur des bases ethniques et/ou religieuses !

Les têtes d’affiche de la Cédéao (Jonathan Ebele Goodluck, le Nigerian ; John Evans Atta-Mills, le Ghanéen ; Blaise Compaoré, le Burkinabè ; Abdoulaye Wade, le Sénégalais) laissent donc le devant de la scène à des hommes qui, jusqu’à présent, n’avaient pas affirmé de position particulière sur la question de la « crise ivoiro-ivoirienne ».

Thomas Boni Yayi et Ernest Bai Koroma n’étaient pas au pouvoir lors de la réunion de l’avenue Kléber (janvier 2003), à Paris, qui a fait suite à la table-ronde de Marcoussis et qui visait (déjà) à marginaliser Gbagbo sur la scène politique ivoirienne ; il n’y a que Pedro Pires qui y était présent (il avait été élu pour un premier mandat le 22 mars 2001), mais vétéran de la lutte contre le colonialisme portugais, marxiste puis social-démocrate, il est, à 76 ans, en adéquation avec le leader ivoirien. Pires avait d’ailleurs, avant le sommet d’Abuja, proposé sa médiation via la RTP, la radio-télévision portugaise, dans le cadre de l’UA, considérant que « les positions extrêmes n’aideront pas à trouver une voie pacifique de sortie de crise ».

Koroma, le chef de l’Etat sierra-léonais, est, lui, de la génération de Gbagbo. Elu président le 8 septembre 2007, il vient de la société civile (il a longtemps travaillé dans le secteur de l’assurance) et a toujours milité pour « des relations très fortes, des relations d’amitié, de fraternité et surtout une collaboration continue » avec la Côte d’Ivoire où il s’est rendu en visite d’amitié et de travail, pour la première fois, en mars 2008. A noter que l’ancien premier ministre britannique, Tony Blair, considérait Koroma comme un « président exceptionnel ». Compte tenu du passé violent de son pays, Koroma a toujours souhaité renforcer son ancrage au sein de la Cédéao : « Nous savons que tout ce qui se passe dans un pays aura une incidence sur l’autre.

Nous demandons à chacun de prendre les mesures qui permettront de consolider la paix autour des questions liées à la jeunesse, à l’éducation et à l’emploi ». Il a eu l’occasion de souligner que le procès de l’ancien chef de guerre libérien Charles Taylor, à La Haye, était l’assurance que « le cycle de l’impunité touche à sa fin et que personne ne peut se lever et s’installer au pouvoir par des moyens anti-démocratiques ».

La participation de Boni Yayi à cette « mission » est particulièrement délicate. Il a toujours été dans une grande proximité avec Gbagbo. Mais le numéro 2 de son gouvernement, le ministre d’Etat Pascal Koupaki, a été le directeur adjoint de cabinet de Ouattara (quand celui-ci était premier ministre de Félix Houphouët-Boigny) et son homme de confiance à la BCEAO. Gbagbo est leader d’un parti membre de l’Internationale socialiste tout comme son ami Bruno Amoussou, le plus sérieux opposant au régime de Cotonou.

Par ailleurs, l’ancrage évangéliste est aussi fort chez Boni Yayi que chez Gbagbo. Simone Gbagbo, au lendemain du second tour de la présidentielle, a séjourné 48 heures à Cotonou pour, dit-on, y acquérir une villa et y prendre des contacts avec la communauté évangéliste du Bénin dont l’implication au sein du pouvoir est forte.

C’est dire que Boni Yayi s’est embarqué pour Abidjan sans perdre de vue que « sa » présidentielle devait se dérouler dans moins de trois mois et que sa gestion de cette mission va être décortiquée par la presse béninoise, jamais tendre à son égard, et son opposition (proche, elle, de Gbagbo mais qui, jusqu’à présent, s’est efforcée de ne pas prendre position).

Moins qu’une médiation, et sûrement pas un ultimatum, cette rencontre sera une explication de texte dans une perspective de conciliation : les « rois mages » n’entendent sûrement pas se mettre en travers de Gbagbo et de leur propre opposition qui ne manquera pas d’instrumentaliser, quand il le faudra, leur démarche anti-putchiste. Quant à Gbagbo, il entendra démontrer qu’il est le seul président légal et légitime ; même si ses interlocuteurs s’efforceront de lui expliquer que son entêtement a des limites et que ces limites vont être rapidement franchies.

Reste à savoir si Gbagbo est prêt à abandonner le pouvoir en empruntant une issue de secours ; ou s’il entend aller jusqu’au bout du processus dans lequel il s’est engagé voici dix ans : éradiquer totalement les populations « étrangères » de Côte d’Ivoire pour y instaurer une « république gbagboïste ». Au théâtre, cela peut avoir un sens (et un certain succès : Ubu Roi en témoigne) ; en matière de géopolitique, c’est bien plus risqué !

Jean-Pierre BEJOT

La Dépêche Diplomatique

29 Décembre 2010.