L’irrédentisme dans le Septentrion malien n’est ni un épiphénomène ni les symptômes navrants d’une culture mafieuse. Ibrahim Bahanga n’est pas un petit bandit capricieux et sanguinaire. L’État doit prendre conscience de l’ampleur du péril et agir en conséquence.
L’insaisissable Ibrahim Ag Bahanga , depuis le 23 mai 2006, est devenu un sujet récurrent de l’actualité malienne. Tantôt rallié et conciliant, parfois frondeur, toujours insatisfait, il est malheureusement devenu aussi le symbole des crimes gratuits commis contre des populations innocentes.
Bahanga , le guerrier au service d’une cause, se mue tranquillement en criminel dont l’action semble manquer de cohérence et de visibilité. Cependant, à l’inverse des analyses simplistes qui réduisent la rébellion Bahanga à simplement du banditisme cruel et gratuit, il faut forcément aller au-delà des apparences, des raccourcis lapidaires et s’interroger sur le sens profond du « combat » éternel que tentent certains Maliens contre l’ordre républicain et la nation organisée.
Mon intention n’est pas de sonder l’âme de Bahanga pour procéder à une catharsis ou découvrir un psychopathe hémophile. Je ne pense pas non plus que traiter l’homme qui nargue ostensiblement toute une armée de « petit berger illettré » soit productif ou honorable, à l’opposé d’une culture de l’arrogance qui croit que le mépris ou l’invective est un mode de communication civilisé.
Il est important de noter, dans l’histoire des rébellions ou révoltes qui ont endeuillé le Septentrion malien, une constante : le traitement léger du problème et ce, depuis l’indépendance. En dehors de la solution militaire, la solution politique définitive se fait toujours attendre.
Il serait fastidieux ici de récapituler l’ensemble des actes erronés, voire insensés qui ont servi de réponses aux revendications des insurgés à travers les années. Les rebelles, cependant, n’ont jamais fait fi de l’équation identitaire, se réclamant porteurs des aspirations légitimes des Tamasheq. S’agit-il d’une légitimité avérée ou d’un simple prétexte à la perpétuation de la culture de razzia que leur a attribuée l’administration coloniale ?
De manière globale, il apparaît qu’il est temps de s’attaquer au nœud gordien de cette instabilité permanente, non pas par des discours grandiloquents et stériles sur l’unité nationale ou l’intégrité territoriale, mais par des actes de rupture qui comprennent des décisions politiques, économiques, sociologiques et stratégiques. Il ne faut pas se tromper : le Mali seul est incapable de faire front. Aucune victoire n’est possible contre la frustration, le banditisme ou pire, le terrorisme, sans une action globale dans un cadre transnational.
Il est navrant de l’admettre : depuis 1960, le problème du Nord a été vu sous l’angle militaire, le cliché populiste, le verbiage ou la ruse afin de cacher la poussière sous le tapis. Il s’en est suivi une récurrence intolérable et certaines dérives que l’on peut aisément assimiler à des appels au pogrom. A présent, et c’est pathétique, il se trouve des gens qui pensent que museler l’ORTM permet de contrôler l’information et d’imposer à l’opinion publique la version gouvernementale qui ne convainc personne.
Le terme est éculé, le qualificatif fourre-tout « bandits armés » qui survit depuis l’ère Modibo Kéita ne prospère plus. Les Maliens, dont l’intelligence ne peut être questionnée, savent pertinemment que les Tamasheq ne sont ni pires ni meilleurs que les autres Maliens dans leur globalité. Ce sont l’histoire, la géographie et l’héritage génétique qui expliquent les différences culturelles entre la minorité et la majorité.
Périls graves
Je pense qu’aujourd’hui, des périls graves menacent la nation malienne dans ses fondements. Il urge de trouver les solutions idoines, réfléchies et pérennes. Les points suivants doivent faire l’objet de recherches approfondies :
– Qui sont les rebelles ?
A part l’appellation généralisatrice « rebelles touareg », il est quasiment impossible de connaître exactement les tribus impliquées dans ce mouvement, leur histoire, les différences qu’elles affichent avec les autres tribus et surtout leurs rapports aux voisins. Les Tamasheq n’étant pas un peuple homogène, cette première distinction me semble capitale ;
– Qui sont les soutiens des rebelles ?
L’itinéraire des leaders militaires de la rébellion de 1990 est bien connu et documenté. Ce sont des rescapés de la légion étrangère libyenne, ce rêve insensé du colonel Kadhafi qui s’était cru, dans un moment d’égarement, héritier de Saladin. Quels sont les liens actuels entre anciens combattants de la Légion et leurs frères d’armes ? De quel soutien disposent-ils au sein de l’élite militaire et politique libyenne ? Le Mali doit également comprendre le jeu des « pays amis » dans le Sahara, notamment l’Algérie et les monarchies du Golfe. Sont-ils simplement des médiateurs sincères ou des pyromanes qui jouent les pompiers ?
Tous les Maliens se souviennent, avec douleur, de la complaisance et du soutien de l’Union européenne et de certaines puissances de ce groupe à la rébellion des années 1990. Je pense qu’au fond, ce vieux fond raciste et suprématiste européen garde bien en éveil la maxime qui veut qu’un demi-blanc vaille mieux qu’un Nègre. Beaucoup de groupuscules grouillent en Occident, particulièrement en Europe, autour des Touareg. Ils semblent se délecter de chaque attaque contre les populations noires.
Quarante-sept ans après les indépendances, le pire, cette plaie que constituent l’Europe raciste et colonialiste n’a pas encore soldé ses comptes avec l’Afrique noire. Elle soutient n’importe quelle cause à toutes les conditions, sans état d’âme, pourvu que cela freine le développement du continent et rappelle l’échec des souverainetés nationales et lui permette d’afficher cette nostalgie cancérigène : « C’était vraiment mieux au temps colonial ! »
Frustration et colère
La situation actuelle demeure un danger pour la nation malienne parce qu’elle est porteuse des germes de l’instabilité :
– Au sein de la majorité, la mollesse et le manque de sérieux des autorités nationales laissent un arrière-goût de favoritisme envers une région qui ne compte quasiment pour rien dans la constitution de la richesse nationale et lui coûte très cher. Les « Sudistes » ont le sentiment de travailler pour nourrir les caprices des « Nordistes » avec la complicité des pouvoirs publics ;
– Au sein de l’armée, seul un sourd-muet aveugle peut nier la frustration de nombreux officiers ou hommes de rang qui ne comprennent pas cette politique du deux poids deux mesures envers Bahanga, Fagaga et compagnie qui multiplient les désertions-retours sans aucune sanction ce que ne peut se permettre aucun autre militaire. Plus grave : chaque désertion est ponctuée d’attaques meurtrières contre des frères d’armes et des civils ;
– Les habitants des autres régions arides telles que Tombouctou, Gao ou Kayes se font tranquillement à l’idée que la seule voie de recours efficace est la force quand on veut se faire entendre. Le cadre démocratique malien étant un espace interdit de débats, les armes deviennent un raccourci. Cela constitue une menace au cœur du pays ;
– La fonction publique est frustrée par ces arrivées ininterrompues d’anciens combattants qui sont recrutés en violation des textes et se retrouvent subitement propulsés à des postes sans commune mesure avec leur qualification.
Cela ne veut pas dire que ces corps sociaux sont exempts de reproches. Le Mali est un pays anormal qui fonctionne à l’envers, empêtré dans la culture de l’impunité, du copinage et du mercantilisme. Les Touareg ne font que profiter des avantages de l’ Etat-croupion.
Que faire ?
La première réponse à l’attaque meurtrière du 23 mai 2006 fut de ne rien faire. Surtout, interdire aux militaires de faire ce pourquoi ils sont payés : poursuivre et neutraliser les assaillants. Très vite, des arguments sans consistance intellectuelle ont fleuri, justifiant l’injustifiable, sanctionnant le laisser-faire. Puis, est venue l’idée du Forum de Kidal. Au départ géniale, pleine de bonne intention, elle a vite tourné au cirque grotesque par la faute des amateurs qui avaient en charge l’organisation.
Je pense qu’il faut reprendre cet exercice en en faisant une affaire strictement malienne. Cette fois, il ne faut inviter ni médiateurs ni bailleurs de fonds ou autres ONG dont toutes n’ont pas de nobles intentions. (Cela, sans nier le travail d’un petit nombre d’ONG sincères et honnêtes).
Le problème du Nord est une affaire purement malienne. Il est possible de la gérer autrement. Je crois que le Mali a les moyens de ses ambitions. Avec une gestion rigoureuse des finances publiques, une politique efficace de lutte contre le vol des deniers de l’Etat, une redevance juste sur l’exploitation de nos ressources naturelles, les experts ont démontré que l’Etat peut mobiliser plus de 300 milliards de francs de ressources propres, ce qui lui permettra de se passer de l’aide internationale et du chantage qui l’accompagne. Cela permettra également de gérer le dossier Nord sous un angle national. Tant que le Mali restera accroché aux basques des bailleurs de fonds dont certains sont des supporters affichés des rebelles, il n’aura jamais les coudées franches pour agir. Se passer des bailleurs de fonds, s’est s’affranchir de toute pression.
C’est une fois pleinement souverain, bien gouverné et axé sur la résolution définitive et satisfaisante de cette crise que le Mali pourra faire l’économie d’une guerre ruineuse que personne ne peut gagner. Cependant, entre le refus systématique de faire la guerre qui est une intention noble et réaliste et la connivence excessive face aux violations graves de la loi et au crime gratuit, il y a un monde. Ne laissons pas le fossé des frustrations et colères s’élargir.
La rébellion, une voie sans issue
Il n’est point besoin de mobiliser l’Association nationale des griots du Mali pour convaincre le peuple que l’écrasante majorité des Tamasheq n’aspire qu’à vivre en paix. Les différentes guerres ont laissé des stigmates profonds que certaines familles ont encore de la peine à expurger de leur mémoire. Toutefois, cela ne doit pas occulter le jusqu’au-boutisme d’une frange guerrière qui n’a d’option que le crépitement des armes. Qu’il s’agisse d’Ibrahim Ag Bahanga , de son cousin Ag Fagaga , du rebelle-médiateur Ag Ghali ou des forces obscures tapies dans l’ombre européen qui manipulent des pions dans le désert, tous doivent comprendre que la rébellion est une voie sans issue.
Ce constat entraîne une question lancinante et pleine de mystères : Quelles sont les raisons de la guerre qui sévit simultanément au Mali et au Niger ? Quelles sont les raisons de cette brusque irruption de fièvre guerrière ? Sans être sociologue ou histoirien , mon observation touche les points suivants :
– S’agit-il d’un blocage psychologique ? Cette fronde qui se manifeste par le refus absolu de se soumettre à une autorité centrale noire que certains esprits rétrogrades assimilent encore à l’esclavage ? Dans les 15 années ayant précédé l’indépendance, certains colons français avaient fait œuvre de leur vie l’inoculation du virus raciste à certains Aménokal, les incitant à ne jamais vivre sous le commandement des Noirs. Ces colons, une fois chassés du Mali et repliés dans une Europe qui ne leur accordait aucune estime, ont créé des relais sous forme d’associations humanitaires et ces réseaux survivent encore. L’autorité malienne en a-t-elle idée ? Connaît-elle encore la force qui a failli faire condamner le Mali par l’Union européenne au début des années 1990 ? Pourquoi la voix des rebelles a toujours été prépondérance sur celle du gouvernement auprès des médias occidentaux ?
– Le rêve d’un grand Etat touareg englobant le Sahara : encore une utopie du colonel Kadhafi diront certains ; réalisable diront d’autres. Toujours est-il que plusieurs intellectuels ont épousé l’idée d’un regroupement transfrontalier au sein d’une nation unique. Ce serait naïf de croire qu’une société aussi hiérarchisée, particulière, distincte que celle des Touareg puisse former un Etat stable si l’occasion se présentait. Mieux, le Sahara est également peuplé de Peul, Djerma , Bellah , etc. De quel statut jouiront-ils ? Se laisseront-ils phagocyter ou verrons-nous un Etat calqué sur le désastre somalien jaillir en plein milieu du Sahara ?
– Les rebelles savent également que leur mouvement restera éternellement cantonné au nord. Ils ne rêveront jamais de « prendre Bamako » et de gouverner l’ensemble du Mali.
– Est-il possible d’accorder une autonomie totale au Nord ou carrément l’indépendance ? Je pense que ce serait un remède de cheval pour un moustique malade. Il est illusoire de croire que 400 000 km2 de sable et caillou non viables dans un ensemble peut l’être isolement.
– Le pétrole, encore un mirage, aiguise déjà les appétits et autorise toutes les aventures. Cependant, si le passé est garant de l’avenir, l’or noir, en jaillissant un jour au nord, risque d’être plus porteur de malheur que de bonheur. En sus, le pétrole est un enjeu géostratégique mondial qui dépasse les compétences du gouvernement du Mali a fortiori un hypothétique gouvernement tamasheq. Dans la même lignée, l’idée d’offrir le Sahara contre rétribution à des puissances étrangères qui en feraient des bases militaires ou des centres d’enfouissement de déchets nucléaires relève plus du phantasme et de l’immaturité que du réalisme.
La rébellion est donc, véritablement, un cul-de-sac. Aucun projet de développement sérieux n’aboutira dans ces conditions d’instabilité. Bahanga et ses acolytes courent le risque de devenir des rebelles permanents qui prennent en otage la vie et l’avenir de ceux qu’ils croient défendre. Si le gouvernement du Mali déclare le Nord « zone de guerre », les premières victimes seront les civils que les insurgés prétendent défendre. Kidal ne sera qu’encore plus arriéré, livré aux utopies de quelques « humanitaires » nostalgiques de l’Afrique à Papa.
Il ne suffit pas de craindre la renaissance de Gandha Koy ou de milices peules ou arabes. Il s’agit d’agir de manière préventive afin que le Mali ne devienne pas l’enjeu de conflits et d’intérêts qui dépassent ses capacités souveraines. Il est clair, et les rebelles doivent se le tenir pour dit : ceux qui leur fournissent des armes, ceux qui les encouragent et les flattent sont bien loin des affres du désert, confortablement engoncés dans leur sofa de riches.
Ils sont disposés à fournir armes et propagande, mais ils ne fourniront jamais les moyens financiers et humains qui feront d’un désert un Eldorado. C’est aussi toute la nation malienne qui doit changer d’approche et traiter le problème du Nord comme un enjeu global, avant qu’il ne soit trop tard.
Ousmane Sow
journaliste, Montréal
12 septembre 2007.