Au cours de son intervention, tout le monde aura remarqué que le président de la République a fait l’impasse sur le rôle des femmes dans la Révolution du 26 mars 1991. A-t-il oublié ? A-t-il omis ? Je n’ose croire ni à l’un ni à l’autre parce que dans les deux cas, ce serait grave. Surtout de la part d’un homme qui a, pour ainsi dire, le 26 mars chevillé au corps : il a porté le coup décisif au régime de Moussa en attrapant le sanguinaire et par lui-même on sait qu’une de ses filles est née un 26 mars. Un homme comme lui ne peut ni oublier ni omettre le 26 mars. Encore moins le rôle joué par les femmes lors des journées épiques qui nous ont permis de nous débarrasser de la dictature de Moussa Traoré.
Je pense qu’à l’occasion du 26 mars dont nous célébrerons le 15e anniversaire le dimanche prochain, il serait bon de revenir sur cet événement marquant de notre pays et sur la place occupée par les femmes dans ce qui n’est ni plus ni moins qu’un tournant dans notre Histoire faisant dire à beaucoup de Maliens que ce fut notre seconde indépendance. Le 26 mars et les jours qui l’ont précédé constituent des jours où les Maliens se sont vus imposer un combat à mort par le régime. Le tort des Maliens, notre crime à l’époque, c’était de demander juste un peu plus de libertés : liberté d’expression, liberté d’association, pouvoir manger à notre faim, ramener le mois de 90 jours à 30 jours pour pouvoir disposer des maigres salaires, ambitionner une meilleure école pour nos enfants, etc.
Bref, les Maliens en proie aux injustices de toutes sortes ponctuées par une précarité générale ne demandaient rien de plus qu’une légère amélioration de leurs conditions de… survie. Ils n’osaient même pas, nous n’osions même pas à l’époque parler du départ du régime. Face à ces revendications somme toute à hauteur d’homme et aux marches organisées par toutes les couches socioprofessionnelles et les associations démocratiques, Moussa Traoré répondait systématiquement qu’il préférait « l’injustice au désordre » oubliant que derrière chaque désordre on trouve une injustice. On connaît la suite.
Surpris par ces Maliens ou disons « ses » Maliens sans dignité et qui encaissent tout sans broncher (les propos sont de lui), Moussa Traoré a été saisi d’une véritable folie meurtrière. Lâchées dans les rues de Bamako, les forces de l’ordre ont organisé une véritable battue appuyée par une chasse à l’homme impitoyable. Elles ont tiré à vue, sur tout ce qui bouge, dans tous les lieux : les hôpitaux, les cimetières, les maisons, les rues. Le bilan des pertes en vies humaines ne sera jamais dressé avec exactitude. Ceux qui ont survécu à leurs blessures sont des victimes encore pantelantes de ces moments de répression sans pareil dans notre histoire.
Je disais qu’à l’occasion du 15e anniversaire de cette barbarie, il serait bon de rappeler le rôle des femmes. Ce serait vanité que de vouloir dresser la liste de leurs faits de « guerre ». Mais tous ceux qui étaient dans les rues en mars 1991 savent que sans les femmes, les hommes auraient eu beaucoup de mal à venir à bout de Moussa Traoré et de sa soldatesque. Je me rappelle de ces femmes qui, le 22 mars qu’on appelle le « vendredi noir », ont traversé le pont à pied et qui se sont retrouvées nez à nez avec les forces de l’ordre en face de la direction générale de l’INPS.
Sans sommation, les forces de l’ordre ont tiré sur elles à balles réelles et avec des grenades offensives. Les éclats de ces armes meurtrières ont fauché plusieurs d’entre elles et ont des marques indélébiles sur les survivantes. Je me rappelle de ce samedi 23 mars où, face à la barbarie de la veille avec son lot de morts et de blessés, certains marcheurs avaient souhaité monter à Koulouba. Au niveau du ministère de la Défense un cordon de forces de l’ordre effectua des tirs tendus en leur direction. Face à la peur qui s’était emparée de certains, ce sont les femmes qui ont déclaré qu’il était hors de question de reculer et que s’il le fallait « Moussa devait les tuer tous ».
Les marcheurs n’ont certes pas pu monter à Koulouba, mais personne n’est rentré à la maison. Je me rappelle de cette femme qui n’a trouvé rien d’autre à faire que de se dénuder pour maudire le régime. Je me rappelle de ces femmes de l’AEEM qui avaient transformé l’hôpital Gabriel Touré en une gigantesque cuisine où elle préparait à manger pour les blessés, servaient le café, s’assuraient que chaque blessé a pu avaler quelque chose, veillaient sur l’ensemble des victimes, aidaient les médecins à refaire les pansements. La liste serait longue.
Elles se battaient aux côtés des hommes, de leurs enfants, de leurs maris. Elles encourageaient parce qu’elles ont compris, peut-être bien avant les hommes, qu’un régime qui est capable de tuer de sang vit ses derniers instants. Il faut rendre grâce à ces amazones. L’un des symboles de la lutte des femmes est sans conteste le monument des Martyrs représentant une femme penchée sur son enfant inerte.
Quinze ans après, il est sûr qu’on peut avoir quelques déceptions mais nullement des regrets. On peut être déçu de voir que les causes fondamentales qui ont motivé le 26 mars restent encore vivaces : la pauvreté, le chômage des jeunes, la corruption, l’affairisme, le népotisme, l’exclusion, la précarité du niveau de vie, la déliquescence de l’école. Il est clair que notre pays n’a rien de commun avec le Mali d’avant le 26 mars. Le Mali d’après le 26 mars a fondamentalement changé. Pour cela, je peux me limiter juste à Bamako qui n’était qu’une grande bourgade qui ne disposait d’aucune route digne de ce nom, qui le soir venu sombrait dans l’obscurité la plus noire. Aujourd’hui, Bamako est une capitale moderne qui offre toutes commodités.
Sur un tout autre plan, les Maliens se sont montrés cléments envers leurs bourreaux. Ceux qui ont « fait descendre une couronne d’enfer sur la tête des Maliens » tenant en cela leur promesse sont ceux-là mêmes qui bénéficient des bienfaits de la démocratie. Personne n’a été envoyé à l’échafaud alors même qu’ils l’auraient mérité au moins cent fois. Personne n’a connu une vraie prison du genre que Moussa et sa clique avaient réservée à tous ceux qui n’étaient du même point de vue qu’eux.
Aujourd’hui, ils sont tous libres et vivants. A un journaliste français qui demandait à Alpha lors d’un entretien s’il allait exécuter les condamnations à mort prononcées lors du procès « Crimes de sang » à l’encontre de Moussa et de quelques autres, il avait répondu qu’il allait les condamner à vivre et à observer le Mali démocratique travailler et avancer.
Effectivement Moussa est vivant et vit même très bien grâce aux Maliens et à la démocratie. Dans la même foulée, ceux parmi ses proches ou qui se réclament de lui et qui menaient un activisme débordant dans le cadre du révisionnisme et du négativisme rasent les murs aujourd’hui parce que présents dans les sphères dirigeantes. Au nom du consensus.
Je ne suis pas sûr que le jour où ils ne pourront plus être là où ils sont actuellement par la voie des urnes, ils ne reprendraient pas leur « combat » là où ils l’ont laissé. Ne disaient-ils pas en 2002, lors des campagnes électorales, qu’ils raseraient les monuments si jamais ils remportaient les élections. On connaît la suite.
Pour anecdotique que cela puisse paraître, je pense sincèrement qu’il faut être vigilant et qu’il ne faut jamais baisser la garde. Parce que je demeure convaincu qu’aucun acquis n’est définitif. Y compris la démocratie. Pour cela, il faut toujours être debout sur les remparts.
El hadj TBM
24 mars 2006.