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A la suite de mon précédent article m’est parvenue une question à trois canons posée par un collègue enseignant, en ces termes : qu’est-ce que le développement ? Peut-on dire que le Mali est sur la voie du développement ? La découverte du pétrole au Mali aidera-t-elle notre pays à se développer ? En premier lieu, je voudrais présenter mes excuses au lecteur de lui offrir un texte un peu obscur en cela qu’il est assez académique.

Mais il n’y a pas de sujet plus urgent à discuter aujourd’hui en Afrique que celui du développement. Le débat est complexe, car il renvoie à une interrogation qui est : comment faire la jonction nécessaire entre le traité intellectuel et le besoin du citoyen de comprendre les principes qui gouvernent sa vie ? Sartre a traité de cette question assez largement dans les années soixante et soixante-dix. Sa réflexion est une référence sérieuse.

Qu’est-ce que c’est que le développement ?

Ce sont les Britanniques qui ont inventé la notion de développement après la Seconde Guerre mondiale. Le gouvernement anglais, guidé par la lumière intellectuelle d’un économiste majeur du 20e siècle nommée John Maynard Keynes, avait, à cette époque, rassemblé des « esprits brillants » pour réfléchir sur les conditions de la reconstruction, la manière de créer et de diffuser la richesse. Les puissances coloniales aidées en cela par les différentes écoles économiques, se sont emparées du concept, l’ont étendu et complexifié.
Depuis, les théories du développement produisent les métriques utilisées par les uns et les autres pour, entre autres, analyser la situation économique et sociale des anciennes possessions coloniales dont les populations sont en général accablées par la misère économique. Actuellement, une définition claire semble être acceptée par tous pour désigner le développement.

Cette définition donnée par Gérald Meier en 1995 se lit ainsi : « le développement économique se définit comme le processus par lequel le revenu par tête d’un pays augmente régulièrement en longue période, sous condition que le nombre de personnes vivant en dessous du seuil de pauvreté absolue n’augmente pas et que la répartition des revenus ne devienne pas plus inégalitaire ».

Comme dans toute définition, chaque mot ici est soigneusement choisi, sa place est pleine et entière. Oter un seul mot ou le déplacer aurait pour conséquence immédiate d’inactiver cette définition.

Au-delà de la donnée de cette définition claire, il reste à dire comment est produit ce processus appelé développement. Deux théories explicatives du développement sont devenues classiques : la théorie dite du « Changement technique » de Robert Solow (prix Nobel d’économie 1987) et la « Nouvelle théorie de la croissance » de Théodore Schultz (prix Nobel d’économie 1979). En résumé, ces économistes pensent que le développement économique est conditionné par la capacité de s’approprier le progrès technique qui, d’après Schultz, n’est possible que par l’éducation.

En parallèle, d’autres penseurs au-devant desquels on peut citer Von Hayek (prix Nobel d’économie 1974) et Milton Friedman (prix Nobel d’économie 1976) ont développé une théorie monétaire de l’économie en postulant que la monnaie était le plus fidèle reflet de la santé d’une économie et de son développement.

Ces hommes, Friedman en particulier, sont devenus les inspirateurs des groupes politiques ayant dirigé les pays les plus puissants du monde depuis 30 ans et ont influencé directement la théorie du développement dans son acceptation actuelle promue par les institutions de Bretton Woods que sont la Banque mondiale et le Fonds monétaire international (FMI). Ces penseurs considèrent que les fondamentaux macro-économiques que sont : l’inflation, le déficit public, la solde extérieure déterminent la valeur de la monnaie à long terme et donc indiquent la qualité de l’économie nationale et sa capacité de croissance durable.

Cette théorie dite monétariste est devenue le bréviaire du monde économique depuis le président Ronald Reagan et la chute du Mur de Berlin. Elle a engagé le monde dans une toute nouvelle phase dont les caractéristiques sont : (1) la disparition de la sécurité de l’emploi et son remplacement par la flexibilité qui est le nouveau nom de la précarité ; (2) le système économique est contrôlé par ceux qui possèdent le capital financier. Ceux-ci choisissent ceux qui auront accès au prêt financier et déterminent le coût de ce prêt. Une conséquence de cela est le maintient d’un niveau élevé de profit pour ces possesseurs de capital financier et l’obligation pour les entreprises de proposer des emplois mal payés afin de rémunérer le capital emprunté.
Ce modèle de développement économique prescrit également les trois « ne pas » qui sont : (1) ne pas garantir un revenu minimum à un individu comme stratégie de réduction de la pauvreté car cela risquerait de diminuer l’incitation au travail et à l’épargne ; (2) ne pas financer la réduction de la pauvreté en prélevant plus d’impôt car cela pourrait décourager le revenu et les dépenses ; (3) ne pas lutter contre la pauvreté en prenant de l’argent aux riches pour le redistribuer aux pauvres car cela pourrait décourager l’épargne et donc casser la croissance économique.

En face, des penseurs constatent que cette théorie produit un développement économique : (1) qui rend les riches encore plus riches et ne profite ni aux pauvres ni aux populations locales ; (2) qui met l’homme au service de l’économie et l’économie au service de la monnaie alors que la monnaie devrait être au service de l’économie et l’économie au service de l’homme.

Ces penseurs contestataires entrent en offensive en relevant certains faits historiques parmi lesquels : (1) les inégalités sociales qui sont un frein au développement économique. La preuve est apportée par les cas du Brésil et des Philippines. Le Brésil est le pays qui a le plus produit de croissance économique dans l’Histoire avec un taux soutenu de 4 % sur un siècle de 1890 à 1990 multipliant son revenu moyen par habitant par 51 tout en restant sous-développé précisément à cause de l’inégalité sociale. Au Brésil, les riches sont encore plus riches que ceux qui sont riches en Europe, mais la pauvreté est demeurée le lot de la majorité de la population. Les Philippines, championnes de l’inégalité sociale, ont produit plus de richesses durant le dernier siècle que la Corée du Sud. La Corée, avec une société plus juste assurant un accès large à l’éducation, est désormais membre du club de l’OCDE des pays développés tandis que les Philippines restent désespéramment pauvres. Donc, contrairement à ce qui se dit en Afrique, la croissance économique n’implique pas nécessairement le développement économique. (2) Une société fermée ne peut se développer. Le réel développement économique est permis uniquement à une société ouverte sur le monde. Donc, il est nécessaire de mettre en place une régulation juste permettant à chaque pays de s’ouvrir sur le monde et au monde plutôt que de laisser le capital financier réguler les relations internationales. (3) Au niveau national un développement n’est pas possible si les conditions du monde économique sont uniquement déterminées par les seules forces du capital.

Une économie ne réussit à se développer que si elle repose sur la négociation entre partenaires et met en œuvre des solutions mutuellement acceptées. Le développement économique ne peut résulter uniquement de l’application de techniques et méthodes économiques ; il se réfère aussi à la solidité du socle que constitue la nation et ses différentes forces sociales liées les unes aux autres par la négociation et le respect de règles qui, le cas échéant, déterminent les vainqueurs et les perdants. On appelle cela un contrat social. Le contrat social est proposé, promu et nourri par le leadership politique.

Le Mali est-il sur la voie du développement ?

En raison de ce qui précède, la réponse est non. Au sens de la définition, on constate que la croissance au Mali est tributaire, par exemple, de la pluviométrie. Au sens de Solow et Schultz, le Mali n’a pas fait la preuve qu’il s’est approprié le progrès technique en étant capable de convertir la science et la technologie en avantage social et économique pour ses populations. Au sens des monétaristes, le Mali ne contient aucune force financière. Au sens des critiques du libéralisme, le système légal malien que cela soit dans le cadre du droit des affaires ou du droit commun n’est ni juste ni honnête.

L’accès à l’éducation est inégalitaire et l’enseignement lui-même ne dispense ni le savoir-faire ni la capacité de résoudre les problèmes qui s’opposent au développement national. Les forces politiques semblent avoir abdiqué de leur obligation d’instruire le peuple et l’intégrer dans un contrat social. Au contraire, ces forces politiques semblent s’être constitués en un syndicat à la liturgie douteuse, fédérés dans un consensus dont les motivations sont loin d’être claires.

Le régime actuel accomplit sans doute des réalisations que tous semblent soutenir. C’est bien. Ce dont un régime a le plus besoin, ce n’est pas uniquement des cantiques en l’honneur de ses propres réalisations. Entre une réalisation et la suivante, il faut accomplir ce que les philosophes allemands du 19e siècle, Hegel et Feuerbach en particulier, appelaient le « saut qualitatif ». Le saut qualitatif est produit par la « critique dialectique » ou « négation dialectique » qui fait que le fils sera meilleur que le père, demain sera meilleur qu’aujourd’hui.
C’est la critique dialectique qui a permis de passer de l’objet volant des frères Wright au DC3, à la Caravelle, puis au Boeing 747 et maintenant à l’Airbus-380. Le DC3 était bien. La Caravelle aussi. Mais le Boeing 747 et l’Airbus-380 sont meilleurs parce que le progrès donne un sens au développement. Ce progrès est l’œuvre de la critique constructive ou dialectique. La critique constructive ou dialectique n’est même pas de l’opposition, mais une différentiation minimale dans la responsabilité.

Le Mali se prépare-t-il à se mettre sur la voie du développement ? Oui je le crois. En apporter des justifications serait trop long ici, mais je vois en particulier dans la multiplication des associations civiles surtout celles créées par des jeunes des raisons de croire à l’émergence et à la consolidation de la capacité de notre peuple à négocier les prochaines étapes de sa vie. Je suis également convaincu que les prochaines générations des acteurs sociaux, en particuliers les hommes politiques, les juges, les scientifiques et autres penseurs seront d’une qualité meilleure que nous ne sommes aujourd’hui.

Le pétrole et l’avenir du Mali

Le pétrole peut devenir un élément favorable au développement de notre pays s’il était exploité en toute transparence et les ressources générées utilisées également de façon transparente au service d’une politique annoncée, discutée et acceptée par les forces sociales de notre pays. Cependant, en Afrique et dans beaucoup d’autres endroits du monde, les ressources naturelles ont souvent été comme une malédiction appelant plus de corruption, plus d’inégalité sociale, plus de convoitise étrangère.

Si le pétrole est utilisé pour que notre pays acquiert et s’approprie les techniques et technologies qui l’aideront à se développer, si le pétrole est utilisé pour répandre l’instruction, si le pétrole est utilisé pour cimenter encore plus la nation dans un contrat social assis sur une éducation nationale républicaine instruisant le respect des valeurs de base qui ont fait que notre société a survécu aux longues nuits de notre Histoire, alors le pétrole sera une bénédiction pour le Mali.

Le rôle des hommes politique sera déterminant dans ce processus. Parce qu’un homme politique est un homme d’action. Et aussi parce que, comme le dit si bien Max Weber, « la morale de l’homme d’action est bien celle de la responsabilité ». Si l’homme politique abdique de son honnêteté, de sa responsabilité alors le citoyen est fondé à désobéir. Je préfère la désobéissance du citoyen à l’apparition de rebellions sans cause alimentées par l’odeur du pétrole et la cupidité humaine.

Dialla Konaté/(Blacksburg, 4 juillet 2006)

11 juillet 2006