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Ou comment des employés sans scrupule tuent les sociétés d’Etat du Mali avec la complicité de patrons qui n’ont aucune notion du bien collectif…

Un ami de longue date, en l’occurrence Lacine Diawara que je ne peux soupçonner d’exagération, a entrepris, il y a deux mois, des démarches pour un branchement de son domicile au réseau d’Energie du Mali. Simple formalité croyait-il, car, solvable, il ferait un bon client pour l’entreprise publique. Sauf que M. Diawara avait oublié que l’autre appellation d’EDM, « Energie du Mal » est devenue quasiment « Energie du Malheur » et ce sera bientôt « Energie des Ténèbres ».

Malgré toutes les démarches, le paiement des droits et autres tracasseries, deux mois plus tard donc, il n’a toujours pas de jus. Pourquoi ? Parce que tout simplement, ceux qui sont chargés de faire le branchement veulent « quelque chose », c’est-à-dire, ils exigent un bakchich, du « sourafen » pour faire leur travail. Vous avez bien lu, les techniciens d’Energie du Mali veulent des pots-de-vin pour faire leur travail. Incroyable, dirait une personne normale. Sauf qu’il n’y a rien d’incroyable dans cette histoire.

A Energie du Mali, la culture de la prévarication fait partie des mœurs depuis au moins 30 ans. En fait, selon un retraité de la boîte, ce qui est devenu EDM n’a fonctionné normalement que de 1960 à 1968, sous Modibo Kéita. Depuis lors, « même le plus petit planton connaît en détails la culture de la corruption et du favoritisme » qui s’y est installé. « Il n’y a pas un boss de la boîte qui l’ignore », ajoute-t-il dans un élan d’écœurement. « Tu peux compter le nombre de Mercedes et les cadres qui vont en vacances aux USA, c’est une indication de l’ampleur du Mal. Et, en outre, l’Etat les subventionne… Quelle honte ! »

Voilà comment, par la corruption quotidienne, le refus de faire le travail pour lequel on est payé, les employés des sociétés d’Etat et ceux de l’administration publique tuent l’économie nationale. Cela m’emmène à apporter mon grain de sel au débat qui a lieu sur la guerre qui oppose Sotelma-Malitel à Orange, ancien Ikatel.

Des âmes charitables essaient de nous convaincre que le gouvernement malien, par manque de patriotisme, a laissé tomber la Sotelma et favorise la société française Orange qui pille les ressources financières du pays, expédie l’argent au Sénégal et en France. On parle de discrimination systématique dans les traitements salariaux entre employés maliens d’une part et sénégalais ou français d’autre part. Je ne voudrais pas entrer dans cette polémique puisque je ne maîtrise pas le dossier des ressources humaines. Je veux simplement souligner une chose : la Sotelma est la seule et unique responsable de ses malheurs.

Quand elle disposait du monopole sur la téléphonie, qui ne se souvient, dans ce pays, de la galère des Maliens. La Sotelma était une entreprise mal dirigée, arrogante, indolente, incapable de se hisser au niveau de ses sœurs de la sous-région. Je me souviens, avec douleur, de ce jour de 1991, quand je suis allé au guichet Sotelma pour le paiement d’une facture de téléphone. Après deux heures d’attente en file, la caissière, une horrifiante masse de chair à la mine renfrognée, sans une trace de sourire, arrogante et bête, nous avait fermé le guichet au nez, sans explication, sans excuses.

Elle ne reviendra qu’une heure après, pour prendre 4 clients et s’en aller définitivement. A la Sotelma de l’époque, les clients qui paient les salaires des employés étaient traités comme des moins que rien. Une simple demande pour une ligne fixe relevait du parcours du combattant et il fallait payer des « encouragements » à des techniciens corrompus et paresseux pour obtenir sa ligne. Je me demande en plus, si un seul Malien a oublié ce que Malitel a imposé à ses clients, quand elle était seule sur le marché. Souvenez-vous seulement à combien la puce était vendue.

Pratiques suicidaires

Si Orange écrase définitivement Malitel et s’impose à la Sotelma dans la téléphonie fixe, ce ne sera que le triomphe de la gestion et du marketing modernes sur l’incompétence, l’insouciance et le manque de respect pour les clients. Orange-Mali a été pilotée par la Sonatel du Sénégal. Il suffit de se renseigner sur le PDG de la Sonatel, Cheikh Tidiane Mbaye (que j’ai connu à Dakar en 1991), pour comprendre le fossé qui sépare ces deux mondes. Le Mali est plus peuplé et plus vaste que le Sénégal.

Cependant, faites une simple comparaison entre le chiffre d’affaires de la Sonatel et celui de la Sotelma et vous prendrez la mesure du fossé qui sépare ces deux mondes. Cheikh Tidiane Mbaye, dès sa nomination, a donné le ton en propulsant sa compagnie dans le 21e siècle.

Pendant ce temps, fière et arrogante de sa position monopolistique, la Sotelma s’enfonçait dans la médiocrité et l’immobilisme. Le monde a changé. Ni la Sotelma ni Malitel ne se retrouveront en position de monopole. Les dirigeants ont le choix : soit ils s’adaptent aux lois du marché libre, soit ils disparaissent. Au passage, j’aimerais dire aux persifleurs que je ne connais personne qui travaille à Orange-Mali et je n’ai jamais eu, directement ou indirectement, des intérêts dans ces deux sociétés. Je n’ai jamais touché à des pots-de-vin, de toute ma vie.

Il faut que les Maliens comprennent que le monde n’arrêtera pas
d’évoluer. Que les comportements suicidaires se paient un jour ou l’autre. Même le gouvernement du Mali qui a tant besoin d’argent est victime des concussionnaires, dans l’indifférence générale et le sentiment que l’impunité est la norme nationale. Je vous donne un exemple vécu qui donne l’ampleur du cancer qui gangrène l’économie nationale. Un boutiquier de Kalaban, Abdoulaye Kassambara, s’est rendu un matin au centre des impôts de la Commune V pour s’acquitter des droits relatifs à son commerce.

Avec ses papiers et l’argent, il s’est présenté à la caisse. Vous ne pouvez pas imaginer que cela se passe dans un pays normal : la caissière a refusé d’encaisser l’argent tant qu’Abdoulaye Kassambara ne lui remettra pas un bakchich de 10 000 F CFA. Elle a même refusé de prendre… les 5000 francs que le boutiquier lui tendait. Abdoulaye est allé se plaindre chez le patron de la dame qui lui a répondu, tenez-vous bien : « Je vais lui parler, je pense qu’avec les 5000 F CFA, elle va accepter ! »

Et M. Kassambara de m’expliquer que cette pratique est généralisée à tous les centres des impôts de Bamako. Il est rentré chez lui, et trois mois, plus tard, il n’avait toujours rien payé. Zéro ! Pensez-y une minute : des fonctionnaires des impôts qui refusent d’encaisser des paiements tant qu’ils ne reçoivent pas leur part de corruption ! Dans quel pays au monde peut-on se permettre une telle effronterie sans se faire congédier avec un coup de pied bien senti au c… ?

J’ai envoyé une lettre au ministre des Finances Abou-Bakar Traoré en lui donnant tous les détails de l’histoire, en lui donnant même les noms des agents du centre d’impôt impliqués. Je n’ai jamais eu de suite. Je suis convaincu que quelqu’un a décidé que le ministre ne lira jamais la lettre. Même s’il l’avait reçue, il n’aurait pas agi parce que la petite dame presque illettrée malgré son diplôme de l’IUG est l’épouse d’un gros bonnet. Et patatras ! Pauvre Mali !

Il ne faut pas aller au FMI ou à la Banque mondiale pour diagnostiquer et comprendre les malheurs du Mali. Les malheurs du Mali, ce sont ces agents de l’administration, des sociétés publiques ou parapubliques qui ont décidé que le pays ne vaut pas de la m…, que leurs poches sont plus larges que celles de l’Etat. Ils le font en plein jour, avec l’assurance de l’immunité. Voilà comment on tue le pays à petit feu.

Voilà pourquoi on est obligé de faire des courbettes jour et nuit aux bailleurs de fonds pour dégoter quelques milliards. Voilà pourquoi, avec cette culture, le pays n’avancera jamais. Voilà pourquoi, des malades meurent dans des hôpitaux sales et sous-équipés. Voilà pourquoi, pendant l’écriture de cette chronique, une femme est déjà morte en tentant de donner la vie, quelque part dans la « brousse » parce que la charrette n’avançait pas vite et le mari trop pauvre.


Ousmane Sow

(journaliste, Montréal)

24 Septembre 2008