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L’ORTM nous a servi encore sa fameuse « Nuit de l’ORTM » dont le clou est l’élection de celle qu’on appelle « Miss ORTM ». Voici donc déjà quelques années que cette manifestation s’est installée et qu’elle rencontre un engouement de plus en plus manifeste. Du reste, « Miss ORTM » n’est ni la première ni, sans doute, la dernière « Miss quelque chose » dans notre pays ; il y en a eu et il y en aura d’autres sans doute. Par cette contribution, je voudrais simplement « inquiéter » notre entendement et notre conscience, en tant que Maliens, complices muets ou indifférents d’une « dérive anthropologique » qui confine à ce qu’on a connu ailleurs sous d’autres cieux et d’autres temps sous la forme caricaturale de « zoos humains ».

Les « zoos humains » sont une invention purement occidentale. Ces exhibitions racistes qui fascinaient les Européens, spectacles zoologiques mettant en scène des populations « exotiques » apparaissent en parallèle dans plusieurs pays européens au début des années 1870 (au 19e siècle). En Allemagne d’abord, où, dès 1874, un certain Karl Hagenbeck, revendeur d’animaux sauvages et futur promoteur des principaux zoos humains, décide d’exhiber des « Samoa » et des « Lapons » comme « populations purement naturelles » auprès de visiteurs avides de sensations.

Le succès de ces premières exhibitions est foudroyant, il décide alors d’envoyer un de ses collaborateurs au Soudan égyptien dans le but de ramener des animaux ainsi que des « Nubiens » pour renouveler l’ »attraction ». Ces derniers connurent un succès immédiat dans toute l’Europe, puisqu’ils furent présentés successivement dans diverses capitales comme Paris, Londres ou Berlin.

Les exhibitions vont donc se succéder à une cadence soutenue dans toute l’Europe jusqu’aux expositions universelles parisiennes de 1878, 1889 (dont le « clou » était, sous la tour Eiffel – un « village nègre » et 400 figurants « indigènes » en constituaient l’une des attractions majeures), 1900 (avec ses 20 millions de visiteurs). Plus tard, viendront les expositions coloniales, à Marseille en 1906 et 1922, mais aussi à Paris en 1907 et 1931.

Comment et pourquoi cela a-t-il été possible ? C’est l’anthropologie racialisante du 19e siècle qui peut nous apporter des éléments de réponse. Ces « foires exposition/exhibition » constituent, pour la grande majorité des métropolitains, le premier contact avec l’altérité. L’impact social de ces spectacles dans la construction de l’image de « l’Autre » est immense.

L’apparition, puis l’essor et l’engouement pour les « zoos humains » résultent de l’articulation de trois phénomènes concomitants : d’abord, la construction d’un imaginaire social sur l’autre (colonisé ou non) ; ensuite, la théorisation scientifique de la « hiérarchie des races » dans le sillage des avancées de l’anthropologie physique ; et, enfin, l’édification d’un empire colonial alors en pleine construction.

Dans l’imaginaire occidental d’alors, le « Nègre » tel que révélé par l’anthropologie biologique et psychologique, est un « infra-homme » dans sa morphologie qui l’apparente plus que les autres, au « singe », et dans son « incapacité » à penser et réfléchir comme l’Occidental. Avec l’établissement des empires coloniaux, la puissance des représentations de l’autre s’impose dans un contexte politique fort différent et dans un mouvement d’expansion historique d’une ampleur inédite. Le tournant fondamental reste la colonisation, car elle impose la nécessité de dominer l’autre, de le domestiquer et donc de le représenter.

Aux images ambivalentes du « sauvage », marquées par une altérité négative mais aussi par les réminiscences du mythe du « bon sauvage » rousseauiste, se substitue une vision nettement stigmatisante des populations « exotiques ». La mécanique coloniale d’infériorisation de l’indigène par l’image se met alors en marche, et, dans une telle conquête des imaginaires européens, « les zoos humains » constituent sans aucun doute le rouage le plus vicié de la construction des préjugés sur les populations colonisées. La preuve est là, sous nos yeux : ils sont des sauvages, vivent comme des sauvages et pensent comme des sauvages.

On lira avec profit, sur la question, les productions de (Nicolas Bancel, Pascal Blanchard et Laurent Gervereau, « Images et colonies », Achac-BDIC, Paris, 1993 ; Nicolas Bancel et Pascal Blanchard, « De l’indigène à l’immigré », Gallimard, coll. « Découvertes », Paris, 1998, et bien d’autres). Avec la sortie cette année du film de Abdellatif Kéchiche, « Vénus Noire », laissant voir ce que le regard occidental a pu « fabriquer » avec la jeune fille Khoï-Khoï d’Afrique du Sud, Sawtche de son vrai nom, mais surnommée Saartje Baartman, on est abasourdi de constater que la femme exotique a toujours été l’un des thèmes importants de l’ethnologie et même de l’anthropologie qui en faisait le stade le plus bas de la diversité humaine, celle qui était toujours réduite, dans les regards des Occidentaux, à l’état de marchandise.

La femme noire est constamment ramenée à l’idée de nature, un être sauvage plus proche du genre animal que du genre humain. Telle était la réalité de Sawtche traitée comme un animal et un témoin exotique des lointaines colonies. Que sommes-nous en train de « copier » en Afrique noire depuis maintenant plusieurs décennies ?

Avons-nous suffisamment réfléchi sur la portée anthropologique de ces exhibitions de jeunes filles au cours de nos soirées théâtralement bien montées ?
Mesurons-nous la portée de ce « mimétisme » de l’Occident que, du reste, par ailleurs, nous accusons d’exporter chez nous des mœurs contraires à nos façons de vivre ? Je ne voudrais pas trop tirer sur la corde ni accuser qui que ce soit, aussi, avant de suspendre cette réflexion, je voudrais simplement poser deux petites questions :

1. A partir d’un petit exemple bien de chez nous : le fameux Code de la personne et de la famille qui n’en finit pas de faire couler tant d’encre : beaucoup de respectables religieux, d’hommes politiques, et de citoyens anonymes, ont crié à « l’occidentalisation » des règles qui régissent « la personne » chez nous. Comment pouvons-nous, sur un sujet aussi sensible et sérieux, défendre avec la dernière énergie ce que nous appelons nos valeurs culturelles et sur des sujets aussi « récréatifs », ludiques et périphériques (comme les exhibitions de nos filles), accepter d’en être les promoteurs, les parrains/marraines et les « subventionneurs » et les spectateurs ? Il faut être sérieux !

De l’envahissement de la culture occidentale dont nous nous plaignons, nous préférons quand même garder par-devers nous, les aspects les plus « récréatifs, ludiques, et frivoles » qui ne nous apportent rien, alors que les aspects de cette culture qui auraient pu entrer en dialogue avec la nôtre, nous les rejetons dans la « nuit du colonialisme et de l’impérialisme » ! Je ne veux pas jouer les « rabat-joie », mais, disons-le franchement, l’Afrique a des façons plus « culturelles » et plus « dignes » de se recréer et surtout de reconnaître de la valeur à la femme !

2. A la femme africaine en général et malienne en particulier, je voudrais poser cette question « déclinable » en une multitude de questionnements : as-tu besoin absolument de « ce » regard de l’homme pour te reconnaître de la valeur ? Ces exhibitions modernes confinent aux zoos humains d’hier où le Nègre était « vu et représenté » avec, dans le regard, une interrogation en suspens, le désir inassouvi d’un fantasme qui, en Occident même, est le revers de l’interdit.

Toutes les associations féminines aujourd’hui labourent inlassablement les espaces disputés de l’égalité homme/femme, la parité professionnelle et/ou politique, etc., or cette lutte harassante vient régulièrement buter contre ces nouvelles « exhibitions anthropozoologiques » que nous euphémisons sous le label « Miss… » Comment, par un « mimétisme abrutissant » de l’Occident, la femme africaine (malienne) en est-elle venue à se soumettre à « ce regard » de l’homme ? Ce regard « chosifiant » et « déréalisant », réduisant la « beauté » au seul « façonnage morphologique » de la femme, laissant de côté cette « beauté intérieure » invisible pour les yeux !

Où sont nos « valeurs maliennes » en tout cela ? Si nous en sommes réduits aujourd’hui à « zapper » dans la culture occidentale, ayons au moins le réflexe de « zapper » juste ! Sinon, arrêtons au moins le réflexe hypocrite qui nous fait fantasmer sur les « frivolités occidentales » pendant que nous nous hérissons face aux « interrogations culturelles de fond » qui questionnent positivement nos traditions largement entamées par les cultures arabo-berbères et sémito-hellènes.

Père Joseph Tanden Diarra

13 Décembre 2010.