Deux présidents. Deux Premiers ministres. Deux gouvernements. Laurent Gbagbo qui plastronne. Fort, dit-il, du soutien de l’armée. Alassane Ouattara, un Président élu avec 54,1% des suffrages qui vit dans un hôtel d’Abidjan, sous la protection des forces des Nations unies qui ont reconnu son élection. La situation a de quoi étonner. L’Afrique entière suit avec fascination ce feuilleton ivoirien dont on évite de rire. Au final, tout le monde sait qu’il pourrait avoir une issue tragique: une nouvelle guerre civile.
Depuis près de vingt ans, la «sitcom» d’Abidjan met aux prises les mêmes acteurs Alassane Ouattara et Laurent Gbagbo. Mais si elle connaît toujours un tel succès, ce n’est pas seulement en raison du caractère particulièrement original de son scénario à rebondissements. L’élection présidentielle guinéenne qui était elle aussi particulièrement mouvementée et capitale n’a pas suscité pareil intérêt. Loin de là. Alors que c’était la première fois que ce pays voisin de la Côte d’Ivoire connaissait un scrutin démocratique depuis son indépendance acquise en 1958. L’élection particulièrement serrée aurait pu aussi conduire ce pays à un affrontement ethnique. Il n’en a rien été. Plusieurs mois ont séparé le premier et le deuxième tour de la présidentielle guinéenne, mais elle s’est achevée par un «happy end»: l’élection d’Alpha Condé, acceptée par son challenger, Cellou Dalein Diallo.
La richesse ivoirienne
Si la Côte d’Ivoire suscite autant d’intérêt, c’est d’abord en raison de son poids en Afrique de l’Ouest. «A lui seul ce pays représente près de 40% du PIB de l’UEMOA (l’Union économique et monétaire ouest-africaine), précise l’écrivain sénégalais François Gomis. Les autres Africains francophones ont toujours regardé vers la Côte d’Ivoire, un modèle économique pour nous. Même au plus fort de la crise politique ivoirienne, les populations ont continué à avoir l’électricité dans ce pays qui a tant de richesses, cacao, pétrole, etc… On a l’impression qu’il ne pourra jamais s’écrouler, malgré les erreurs énormes de ses dirigeants. Depuis toujours, Abidjan est la vitrine économique de l’Afrique francophone.»
«La crise dans la sortie de crise ivoirienne s’étale dans les colonnes et sur les ondes de médias internationaux fébriles, souligne Le Journal du Jeudi, un hebdomadaire burkinabè. Si le continent africain n’inspire, en général, que bâillements aux rédactions du Nord, l’implication éditoriale de la presse occidentale dans les péripéties abidjanaises est telle que les organes de presse publics français ont été mis à l’index et leur diffusion suspendue en Côte d’Ivoire. Dans cette Afrique négligée, la Côte d’Ivoire est un enjeu crucial pour nombre de puissances politiques et économiques.» Poumon économique de la région, la Côte d’Ivoire a accueilli près de trois millions de Burkinabè, qui ont contribué à son développement économique. Jusque dans les années quatre-vingt dix, près de 50.000 Français y travaillaient. Aujourd’hui, il en resterait près de 15.000.
La bonne image de Gbagbo, chantre de l’anticolonialisme
Aucun autre pays africain –à l’exception peut-être du Sénégal et du Gabon– n’a noué des liens aussi profonds avec la France. Le «père de l’indépendance» Félix Houphouët-Boigny (au pouvoir de 1960 à 1993) était un fervent défenseur de la présence de la France dans ses anciennes colonies. On lui prête d’ailleurs l’invention de la formule «Françafrique» qui dans sa bouche n’avait pas la connotation péjorative qu’elle a acquise par la suite. Les liens qui unissaient la France et la Côte d’Ivoire étaient tels qu’à l’époque, selon la légende, un tunnel reliait l’Ambassade de France à la Présidence.
Houphouët-Boigny était si influent à Paris qu’il avait poussé la France à s’impliquer dans la guerre du Biafra, du côté des sécessionnistes. Le Nigeria était trop vaste à son goût: il risquait de faire de l’ombre à son pays.
La Côte d’Ivoire attire toujours les regards du reste de l’Afrique francophone. Gbagbo conserve une bonne image dans une grande partie de l’opinion africaine. Un peu comme Mugabe à ses débuts, il apparaît à certains comme un chantre de l’anticolonialisme. «Il ose dire non aux Occidentaux qui veulent procéder à des ingérences dans nos affaires intérieures, souligne l’écrivain Serge Félix N’Piénikoua; c’est pour cela que beaucoup d’Africains francophones le soutiennent.»
Gbagbo dispose également du soutien de nombreux socialistes –pas seulement français. Ainsi le secrétaire général du Parti socialiste sénégalais (au pouvoir dans ce pays de 1960 à 2000) défend son camarade Laurent. Selon Ousmane Tanor Dieng, «le Conseil constitutionnel ivoirien vient de donner un verdict conforme à la légalité». Le dirigeant du principal parti d’opposition sénégalais a ajouté que «ce n’est pas à l’ONU de reconnaître ou non la victoire de l’un des candidats».
Une dangereuse jurisprudence
Gbagbo n’est pas non plus isolé sur la scène internationale. Les nouvelles ressources gazières et pétrolières de ce pays qui est déjà le premier producteur mondial de cacao suscitent des convoitises grandissantes. De la Russie, longtemps réticente à s’opposer à l’adoption de sanctions par les Nations unies, mais aussi de «la Chine qui n’est guère pressée de faire adopter des sanctions contre le régime de Gbagbo», estime Rinaldo Depagne, de l’International Crisis Group.
Si la Côte d’Ivoire fascine autant, c’est aussi sans doute parce qu’elle constitue un «laboratoire de la démocratie africaine». Dans le passé, des suspicions de fraudes massives ont souvent existé. Mais elles ont été rarement à ce point avérées. Les Nations unies ont procédé à leur propre décompte de voix: il est conforme à celui de la commission électorale indépendante et donne huit points d’avance à Alassane Ouattara. Ce processus électoral a coûté 400 millions de dollars aux Nations unies, selon des estimations du Financial Times.
Si Laurent Gbagbo parvenait à transformer une «défaite en victoire» et à se maintenir au pouvoir malgré la défaite, il parviendrait à «ridiculiser» les processus de démocratisation en Afrique. Bien des dictateurs ou des apprentis dictateurs pourraient s’inspirer de la «jurisprudence Gbagbo» pour se maintenir au pouvoir ad vitam aeternam. Alors même que le Ghana ou le Sénégal ont connu des alternances démocratiques dans les années 2000 grâce à la publication des «vrais résultats» rendus publics dès la sortie des bureaux de vote. Les radios privées annonçaient en direct les résultats de chaque bureau.
La victoire de Gbagbo serait une très mauvaise nouvelle pour la Côte d’Ivoire. Mais aussi pour toute l’Afrique, notamment francophone. Cette Afrique qui a encore et toujours les yeux braqués sur Abidjan. Et qui n’ose se résigner au pire.
Pierre Malet
source : slate.fr, Jeudi 9 décembre 2010
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Des militants pro-Gbagbo témoignent sur les Observateurs de France 24
Laurent Gbagbo, bien que désavoué par la communauté internationale, peut toujours compter sur des militants déterminés.
Laurent Gbagbo refuse de reconnaître la victoire d’Alassane Ouattara, pourtant acquise « avec une nette avance », selon l’envoyé spécial de l’ONU en Côte d’Ivoire, Choi Young-jin. La Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (Cédéao) a exigé de Laurent Gbagbo qu’il se plie aux résultats des urnes. Hier, le président Barack Obama a par ailleurs formellement mis en garde le président sortant contre un « isolement accru » s’il s’accrochait au pouvoir.
Malgré cela, mardi, Laurent Gbagbo a formé un gouvernement de combat dans lequel il a placé ses fidèles à des postes stratégiques.
Nous donnons aujourd’hui la parole à des partisans de Laurent Gbagbo.
« Choi a qualifié de ‘crédibles’ uniquement quelques observateurs blancs européens »
LZ vit à Abidjan.
Il y a eu de fraudes déjà pendant le premier tour, mais les gens sont quand même allés au deuxième tour. Maintenant au deuxième tour, les droits de l’Homme ont encore été sérieusement violés.
Des observateurs crédibles ont fait cas d’entraves graves au bon déroulement du scrutin. Tous ces observateurs sont passés à la RTI [télévision d’État] et on a présenté leurs rapports. Tous ont dit à peu prés la même chose, citant les mêmes villes. Ce sont ces plaintes qui ont été légalement déposées par le camp Gbagbo, dans le délai de trois jours, aux institutions compétentes. Ce sont ces plaintes qui ont mené à la disqualification de ces votes.
Choi [le représentant des Nations unies en Côte d’Ivoire] a parlé d »observateurs crédibles’ [qui ont validé le bon déroulement du scrutin]. Les gens sont insensés, car Choi a qualifié de ‘crédibles’ uniquement quelques observateurs blancs européens. Il ne tient pas compte des avis des observateurs africains, qui n’ont pourtant à ma connaissance aucun lien avec Gbagbo. Il faut écouter les déclarations faites à la RTI par certains avocats ivoiriens.
« Ces votes ne sont pas légaux »
Il faut savoir que, selon la Constitution ivoirienne, la tâche de la commission électorale était de déposer – et d’annoncer – des résultats provisoires au Conseil constitutionnel. Cette commission devait annoncer ces résultats depuis son siège en présence de tous ses membres.
Hors à notre grande surprise, elle a annoncé des résultats définitifs à partir de l’Hôtel du Golf, lus par son président. Les autres membres de la dite commission disent ils n’étaient pas au courant ! Ces résultats ne sont pas légaux, car lus dans le mauvais endroit par la mauvaise personne. Ainsi Gbagbo a pour moi été investi au palais présidentiel par le Conseil constitutionnel.
Et moi je ne pourrais jamais soutenir un président dont les supporters sont prompts à la violence. N’oubliez pas que certaines régions sont occupées par des rebelles en armes et pourtant aucune ambassade (France, États-Unis, etc.), ni Choi, n’en parlent. Comment avoir un vote transparent et libre sous les fusils. »
« Je soutiens Gbagbo, mais je pense qu’il doit accepter les mises en garde de Barack Obama et quitter le pouvoir »
Kate (pseudonyme) est, depuis un an, une jeune militante du Front populaire ivoirien (FPI), le parti de Laurent Gbagbo. Elle vit dans un quartier aisé d’Abidjan.
Nous, les militants de Gbagbo, nous ne manifestons pas car notre candidat est déjà au pouvoir. Moi, je reste discrète sur mes convictions quand je suis dans la rue, mais d’autres militants du FPI n’hésitent pas toutefois à interpeller les gens dans les rues en disant ‘Laurent Gbagbo reste au pouvoir !’ Cela crée des tensions car les partisans d’Alassane Ouattara déclarent qu’eux aussi ont gagné. Je n’ai pas peur, mais je ne suis pas très rassurée non plus.
« Dans mon quartier, les partisans de chaque candidat se réunissent chaque jour pour analyser la situation »
Aujourd’hui, tout le monde doit se parler. Je sais que ce n’est pas le cas dans les quartiers pauvres. Mais dans mon quartier, les partisans de chaque candidat se réunissent chaque jour pour analyser la situation. Dans ces réunions, l’ambiance est électrique, il y a des tensions, chacun veut défendre ses convictions. Mais on arrive à discuter car on se respecte. C’est clair que si vous vous retrouvez devant une personne du camp opposé et que vous lui lancez des injures, cela va dégénérer. Il nous faut apprendre à discuter dans le calme.
La Radio-Télévision ivoirienne (RTI) a diffusé des images de rebelles des Forces nouvelles qui forçaient des gens à voter pour leur candidat. Ces images m’ont choquée et déçue car des fraudes comme celles-ci ne sont pas acceptables lors d’élections démocratiques.
« Nous aimons tous notre pays, mais on n’a pas envie de le voir se déchirer »
Même si Laurent Gbagbo a été élu président, je pense pourtant qu’il doit accepter les mises en garde de Barack Obama et quitter le pouvoir. L’intérêt d’un président doit être de s’occuper de son peuple. Avec toutes les menaces qui planent sur le pays, il vaut mieux qu’il s’en aille. Je sais que mon point de vue est minoritaire parmi les militants du FPI. D’ailleurs, certains m’ont accusé d’être passée du côté d’Alassane Ouattara. Je suis pourtant toujours une militante pro-Gbagbo. C’est un homme bien, j’apprécie sa volonté et sa manière de faire. Mais je pense qu’il doit d’abord penser à son pays. Nous aimons tous notre pays, mais nous n’avons pas envie de le voir se déchirer. »
france 24 du 08/12/2010