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Il transforme le quotidien de ceux qui en sont victimes en enfer. Mais c’est un racisme qui ne réclame d’aucune idéologie, d’aucune vision du monde, si abjecte soit-elle. C’est un racisme sans militants. Il ne se trouve personne pour le revendiquer et encore moins pour l’expliquer. Pourtant, chaque Maghrébin y a un jour cédé, même sans le vouloir, tellement il imprègne le langage, en se glissant derrière les dictons de grand-mère et les mots les plus ordinaires du dialecte.

Denis, appelons-le ainsi, il préfère ne pas voir son nom cité, est un étudiant originaire d’un pays d’Afrique centrale, arrivé il y a quelques mois en Tunisie.
Il raconte : “Moi et mes congénères vivons l’humiliation et l’offense dès que nous sortons dans la rue. On se fait traiter de Kahlouch (”nègre”), d’oussif (“esclave”) ou de Kird ( “singe”), comme ça, gratuitement.
On voit les gens faire des grimaces à notre passage, se boucher le nez ou rire bruyamment. Je ne suis pas étonné de rencontrer des gens racistes, il y en a dans toutes les sociétés. Ce qui m’étonne plus, c’est la passivité de la “majorité silencieuse”.
L’absence de réactions des gens dans le bus ou dans le métro, quand on se fait insulter par des enfants. Les parents ne semblent éprouver aucune gêne quand ils voient leur progéniture nous balancer des noms d’oiseaux. Au contraire, ils en rigolent.
Pareil comportement serait impensable dans nos sociétés africaines. Cela me déçoit profondément. Cela ne correspond pas à l’idée que je me faisais du Maghreb.
»

Des témoignages comme celui-ci, on pourrait les multiplier à l’infini. Les Noirs, dans les pays du Maghreb, font en permanence l’objet de réactions instinctives et épidermiques, qui vont de la simple moquerie blessante à la franche hostilité, et qui ont pour dénominateur commun le mépris.
Les Tunisiens (c’est vrai aussi des Algériens ou des Marocains, NDLR) sont bourrés de préjugés, explique Moïse, un étudiant mozambicain qui vit à Tunis depuis trois ans. A part le football, ils ne connaissent rien à l’Afrique noire, et ça ne les intéresse pas vraiment. Pour eux, l’Afrique car ils n’ont pas le sentiment d’y appartenir, c’est la famine, la guerre, la maladie ou les animaux sauvages… Ils disent qu’ils sont ouverts, mais en réalité ils ne sont ouverts que sur l’Europe, et encore, seulement par le biais de la télévision. Le racisme touche toutes les couches de la société, pas seulement les classes populaires ou déshéritées. Les seules personnes qui auront spontanément un comportement acceptable avec nous, ce sont les Maghrébins qui ont voyagé, qui ont vécu à l’étranger. Ils sont plus ouverts sur le monde, plus curieux de ce qui s’y passe, plus enclins à remettre en cause les préjugés de leur éducation.”

Car le Noir, dans l’imaginaire collectif, renvoie toujours confusément à l’intérieur, domestique ou esclave, à celui qui se trouve en bas de l’échelle, et avec qui on peut tout se permettre. Cette vision dévalorisante, les ressortissants des pays d’Afrique subsaharienne n’en souffrent que par ricochet. Car elle s’est formée au contact de ces esclaves, dont descendent la plupart des communautés noires autochtones du Maghreb.

Les Noirs du Maghreb, des musulmans qui parlent arabe dialectal ou berbère, sont environ 50 000 en Tunisie, certainement plus en Algérie et plus encore au Maroc. Citoyens à part entière, ils éprouvent pourtant les pires difficultés à se mélanger avec les composantes arabes et berbères des pays où ils sont nés. Ils vivent entre eux et se marient entre eux. Quand ils se marient…

Inès Mrad Dali, doctorante en anthropologie à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (Paris), s’est penchée sur la question et a étudié le cas de quelques communautés du Sud tunisien. Elle est arrivée à des conclusions surprenantes et inquiétantes.

Il y a vingt ans, les alliances entre hommes noirs et femmes blanches étaient presque inexistantes, mais des mariages pouvaient être contractés dans l’autre sens, entre femmes noires et hommes blancs : “Les pratiques matrimoniales ont beaucoup évolué en une génération. Aujourd’hui, quand ils le peuvent, c’est-à-dire quand ils ont un emploi stable et un minimum d’argent, la plupart des hommes noirs épousent des femmes blanches.
Epouser une Blanche est à la fois un gage de réussite sociale et un moyen de garantir un meilleur avenir à ses enfants, qui souffriront moins de la stigmatisation. En revanche, les femmes noires éduquées, celles qui sont parvenues, elles aussi, à un certain niveau social, comme par exemple les infirmières ou les secrétaires médicales, éprouvent les pires difficultés à se marier. Elles sont désormais rejetées des deux côtés : par les hommes blancs, ou plutôt par les mères blanches, sans le consentement desquelles en Tunisie, et maintenant par les hommes de leur communauté et de même niveau qu’elles, qui leur préfèrent les Blanches
.”

Beaucoup se retrouvent donc contraintes au célibat, ce qui revient, au Maghreb, à une certaine forme de mort sociale…

Extrait de JA-15-28 Août 2004

29 juin 2006.