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Il est taximan et s’en tire plutôt bien. Mais son dada favori, c’est la chasse aux autographes, plus précisément les signatures des personnages célèbres : chez lui, c’est même devenu comme une obsession. Aussi possède-t-il des albums entiers de paraphes, signatures et autres annotations de stars du cinéma, du show-biz, des affaires, des hautes finances, de la politique…

Mais malgré tous ces “précieux trésors” en sa possession, Pierre Dumont (avec un T à la fin du nom, comme il se plaît à le préciser) n’est guère satisfait. Et pour cause : à sa très chère “collection”, il manque la signature du fameux homme d’affaires anglais, Sir James Grant.

En effet, depuis longtemps, Pierre Dumont a jeté son dévolu sur le richissime homme, à telle enseigne qu’il n’en dormait plus. Aussi s’est-il promis et juré d’obtenir sa signature, quoi qu’il puise lui en coûter. C’était devenu, chez lui, comme un défi, ou une question de vie,… mais sans mort.

L’imparable ruse

A maintes reprises, Pierre Dumont a tenté d’approcher le richard anglais, mais toujours sans succès : à chaque fois, il s’est vu rabroué et renvoyé sans ménagement par les sbires du nanti. Il s’est même une fois introduit incognito dans la chambre d’hôtel du riche Sir (prononcez soeur), mais on l’en a chassé comme un malpropre. Du coup, Pierre décide de monter et peaufiner son coup, imparable, celui-là.

Il réussit donc à s’introduire (encore) dans l’hôtel, mais en se faisant passer, cette fois-ci, pour… le chauffeur attitré de Sir James.

Ensuite, il téléphone à Gérard, le vrai chauffeur du nabab (qu’il connaît bien) et l’informe : “Allo ! Gégé, je viens de voir ton patron à l’hôtel. Comme il sait que nous nous connaissons, Il m’a chargé de te dire qu’il n’aura pas besoin de toi avant minuit. Tu as de la chance, toi, de pouvoir disposer de quelques heures de temps libre”.

En fait, Pierre Dumont avait misé sur un fait : Sir James Grant disposait de plusieurs chauffeurs dont il utilisait les services selon ses caprices de riche. Gérard le sachant, il ne se donnera donc pas la peine de vérifier si Dumont a dit vrai ou faux, surtout qu’ils se connaissent très bien.

En réalité, ce jour-là, Gérard avait tout simplement envie de se reposer, plutôt de se défouler, surtout que c’était un week-end. Il vient donc à l’hôtel, rencontre son pote (le taximan) et lui demande : ”Salut, mec ! Où est le chauffeur de service?”.

Alors Pierre Dumont lui répond avec un sang froid, plutôt un sans gêne déroutant : “Tiens, te voilà, toi ! Je commençais déjà à m’impatienter, car j’ai beaucoup de courses à faire. Mais j’ai dû attendre ton patron pour lui expliquer. Alors il m’a dit : puisque tu es là, tu diras à l’autre (c’est-à-dire Gérard) de remettre les clés de la voiture à son collègue (le remplaçant de Gérard)“.

Tout émoussé à l’idée de disposer de son temps de week-end, Gérard ne doute pas une seconde des propos de son ami taximan. Il lui remet donc les clés de la voiture et se permet même de dire à Pierre Dumont : “Merci, mon gars, tu me sauves en quelque sorte, car j’ai vraiment envie de me relaxer un brin. Allez, ciao ! Je te revaudrai ça un jour !“. Si seulement il savait que son remplaçant du moment n’est autre que son ”gars”, Pierre Dumont…

Gérard pouvait ainsi perdre son job si jamais Sir Grant découvrait “le pot aux roses”, mais Pierre s’en bat l’oeil : pour lui, seul compte le but qu’il vise. “D’ailleurs, il est peu probable que le richard se doute du subterfuge, à moins qu’il veuille chercher des poux à Gérard”, se dit Pierre, in petto. Après le départ de Gérard donc, il prend sa place au volant de la bagnole et attend fébrilement Sir James Grant, tout surexcité à la seule idée d’être près de son but.


Tout près du but

Quelques minutes plus tard, Sir James Grant sort de l’hôtel et se dirige vers sont bolide (sa voiture). Aussitôt, il marque un temps d’arrêt en découvrant, au volant, un visage autre que ceux qu’il connaît d’habitude. Mais avant même qu’il n’ouvre la bouche, Pierre Dumont s’empresse d’expliquer d’on ton jovial : ”Bonjour, Sir ! Je m’appelle Pierre Dumont, avec un T. Je suis taximan et je suis comme le frère de votre chauffeur du jour. Il m’a prié de le remplacer pour quelques heures, car sa femme est très souffrante, et…”.

Amusé par autant d’assurance, Sir James Grant, loin de rouspéter ou de s’en formaliser, dit plutôt : “Du moment que vous êtes taximan, je n’y vois aucun inconvénient. Mais… vous ne semblez pas avoir la tête de l’emploi. Vous auriez plutôt du être un homme d’affaires, comme moi par exemple“. Sir James Grant était tout, sauf le genre snob ou tatillon. Ce qui compte pour lui, c’est surtout d’arriver à temps à ses rendez-vous.

Face à tant de désinvolture du richard, Pierre lui répond : “Vous n’y pensez pas, Sir ! Un pauvre mec comme moi ? Où dénicherai-je tout ce magot? Pour être un homme d’affaires comme vous, il faut avoir des potes très hauts placés qui vous font confiance. Or moi, je…”.

Alors, Sir Grant éclate d’un rire gras, de ce rire dont seuls les nantis ont le secret : “Hôh-hôh-hôh-hôh !!! Vous me plaisez, vous. Et je vois qu’en plus, vous avez la tête sur les épaules. Vous êtes même le genre de type que je pourrais engager en qualité de second. Vous ne pouvez deviner combien notre boutot est tuant“.

En fait, l’un des talons d’Achille de Sir James Grant, c’est d’être sensible aux flatteries, tout comme la majorité des nantis, du reste. C’est dans ce sens qu’un de nos amis constatait : “S’il y a quelque chose de commun entre les waribatigui (les riches), les faman (hauts responsables) et les femmes, c’est bien la flatterie. Il suffit qu’on les encense à point pour les mener par le bout du nez, jusqu’en enfer même, et souvent, sans qu’ils s’en rendent compte. Et même s’ils s’en rendaient compte, le plaisir qu’ils en éprouvent les empêche de réagir“.

Arrivé à destination, Sir James met sa main à la poche : “Je vous dois combien déjà, pour la course ?”. Mais il laisse aussitôt échapper un juron : “Oh merde ! Je n’ai plus de liquide sur moi“. Il se tourne alors vers Pierre et demande : “Euh…, vous accepteriez bien un chèque?”.

“Mais bien sûr Sir ! ”, répond ce dernier, qui ajoute, mielleux : “ Même un chèque en bois, je l’accepterai, venant de vous, Sir. Vous êtes un homme bien, allez, et je m’y connais. Et,… je vais réfléchir à votre proposition d’embauche. Pour le moment, vous me devez seulement 70 francs pour la course, et j’espère que ce n’est pas trop vous demander“.


Le but est atteint, mais…

Ramolli par l’éloge, Sir James éclate d’un second rire, encore plus gras : “Hooh-hooh-hooh- !!! Allons, allons, pensez-vous? Vous méritez bien plus, et vous m’êtez vraiment sympathique”. Il fouille ses poches, en tire un chéquier, en détache un coupon, le remplit rapidement au nom de Pierre Dumont (avec un T), y appose sa signature et le remit au taximan. Ensuite, il se fait déposer à l’entrée d’une résidence, sort de la voiture et, avant de disparaître dans la splendide demeure, lance à Pierre : “Tu remettras les clés de la voiture à ton frère ! Et je compte te revoir bientôt, pour la proposition ! ”.

Dès que Sir James s’en va, Pierre se met à exulter :Waou !!! Enfin, je l’ai, mon autographe ! Les copains vont maigrir de jalousie quand ils verront ça ! La signature de Sir James Grant ! Oh merci mon Dieu, merci ! ”. Apès avoir garé la voiture devant l’hôtel, et avant même d’arriver chez lui, il prend le chèque avec des mains tremblantes, et son regard se fixe sur la paraphe du grand homme, comme hypnotisé.

Tellement hypnotisé que Pierre oublie complètement de jeter, ne serait-ce qu’un petit regard, sur le montant du chèque. Alors, comme subjugué par l’atteinte de son but, et comme dans un état second, il …découpe avec soin la partie comportant la précieuse signature et l’enfouit avec précaution dans son portefeuille.

Je vais classer ce trophée dans mon catalogue, hi-hi. Wouais !!! J’ai gagné!”, crie-t-il en serrant les poings. Il se met alors à chantonner langoureusement un slow et à danser sur place. Ensuite, toujours transporté par sa “victoire”, il froisse le chèque et… le jette dans une poubelle.

Une semaine plus tard, le videur de poubelle découvre le chèque, mais qui n’est pas encore totalement déchiqueté. Il le déplie soigneusement et, à sa grande stupeur, il lit, inscrit en chiffres bien distincts, un montant de …deux cent mille francs français, payable à Monsieur Pierre Dumont. Mais la signature du chèque était découpée.

Alors, le videur de poubelle se prend la tête à deux mains, renfrogne la mine et, submergé de dépit, jette rageusement le chèque, ou du moins ce qui en reste, et se mit à beugler : “Ce Dumont-là est soit le roi des Ducons, soit un aliéné bon pour l’asile ! Comment a-t-on idée de jeter une si grosse fortune dans les poubelles? “.

Mais ce que le videur ignore, c’est que ce “malade” est plutôt aveuglé par sa passion, surtout qu’il est dit que certaines personnes ne parviendront jamais à saisir leur chance, même si elle se traîne à leurs pieds.

Le VIATOR

20 Novembre 2008