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Partout sur le continent, les populations, notamment les citadins, ont de plus en plus de la peine à joindre les deux bouts. Les ménagères ont désormais des « sachets » à la place des « paniers », mais qu’importe, elles n’arrivent plus à acheter. Pour cause de « vie chère », ce terme à la mode qui porte indifféremment sur la hausse des prix des produits de base ou la perte de pouvoir d’achat touchant directement ou indirectement chacun d’entre nous.

Cette situation est d’autant plus dramatique que, pour une fois, personne n’est en mesure de nous dire jusqu’à quand ça va durer et donc nous donner un espoir, une idée du bout du tunnel. Personne ne s’y risque, à raison. Nous avions pour habitude de faire le dos rond en cas de calamité (invasion acridienne, tempête, faiblesse de pluviométrie..) mais là, le dos risque de ne plus suffire !

La vie chère est partie pour s’installer dans la durée, malheureusement. Les facteurs qui l’expliquent sont presque tous des éléments structurels. Ce qui sous-entend qu’ils risquent d’être encore présents dans deux, voire dix ans. Ces facteurs méritent d’être analysés sérieusement pour en percevoir tous les aspects et donc organiser une riposte robuste, à l’aune de la profondeur de la crise.

La riposte rigoureuse et sérieuse qu’appellent les circonstances actuelles doit être multiforme comme celle qu’essayent de mettre en œuvre les autorités publiques de nos pays. Elle doit combiner les actions de crise, les mesures urgentes et de court terme mais surtout les actions stratégiques permettant d’enclencher une lame de fond de modernisation de la structure rurale et socio-économique de nos pays respectifs.

La riposte doit être mise en œuvre avec des constantes qui formeront autant de soupapes de sécurité devant faciliter l’acceptation et ensuite l’appropriation par les populations des différentes mesures à mettre en œuvre et dont certaines s’avéreront dans l’immédiat difficiles à supporter.

Depuis deux ans environ la planète est entrée dans un cycle économique atypique qui voit certains pays accélérer leur progression, notamment les BRIC (Brésil, Inde et Chine), d’autres pays stagner et enfin l’Afrique qui croit tout en restant à la marge ; cela dans un environnement politique incertain accompagné par plusieurs menaces comme la hausse continue du prix des hydrocarbures, le réchauffement climatique et les pollutions.

Cette situation d’incertitude se traduit aussi par le piétinement de plusieurs initiatives globales comme les négociations commerciales, le partenariat Nord-Sud et la lutte contre la pauvreté, l’aide publique au développement les Objectifs du Millénaire pour le développement. Depuis quelque temps, nous vivons sur une planète ou l’injustice et les inégalités s’accroissent, les rapports humains sont emprunts de méfiance, la nature menace de rompre les équilibres majeurs qui nous ont portés depuis des millions d’années.

Tout cela crée une atmosphère d’incertitude. Celle-ci s’est alourdie l’année dernière avec l’entrée en récession annoncée de la première économie mondiale, en l’occurrence les Etats-Unis d’Amérique. Ce tableau sombre constitue malheureusement notre quotidien et risque de l’incarner encore pour longtemps, surtout en Afrique où nous sommes plus tributaires des autres et moins souverains dans la conduite de nos politiques. Il explique de loin la plupart des facteurs à la base de la flambée des produits de première nécessité dont principalement les produits alimentaires. Ces facteurs sont nombreux et variés et se sont compilés au début de l’année 2008 pour aboutir à la situation catastrophique actuelle.

La hausse des cours du pétrole constitue un des facteurs stratégiques significatifs expliquant en partie l’augmentation des prix sur tous les marchés de la planète. Elle tire son origine de plusieurs situations complexes mais elle a une incidence directe sur le coût des transports, le coûts de l’énergie et donc celui des produits manufacturés, surtout sur le coût des intrants agricoles dont une majorité est composée de dérivés du pétrole.

Le cours du baril de pétrole est à environ 115 dollars en cette fin d’avril 2008 contre 35 dollars en avril 2006. Certains experts prédisent un cours du dollar autour de 150 dollars à la fin de l’année 2008. Il est effrayant d’imaginer l’impact de cette situation dans nos pays. Cette hausse significative du cours du pétrole constitue un facteur explicatif significatif de l’augmentation des prix de produits agricoles tributaires indirectement des prix des hydrocarbures.

Paradoxalement la hausse des cours du pétrole a entraîné la prise de certaines décisions qui peuvent paraître comme écologiquement ou économique stratégiques mais qui, à court terme, s’apparentent à une fausse bonne idée. Il s’agit de la promotion des sources d’énergie alternatives comme les biocarburants qui sont encouragés dans certains pays. Plusieurs Etats ont des plans de réduction de leur dépendance vis-à-vis du pétrole d’au moins 25 % d’ici 15 ans comme le Sénégal, la Zambie et l’Afrique du Sud en Afrique, le Mexique, le Canada ou l’Australie ailleurs.
Cette stratégie se fait la plupart du temps aux dépens des cultures agricoles dont une partie des terres consacrées sont orientées vers les biocarburants, d’où une incidence directe sur la production. On dit qu’au Brésil 1,5 million de personnes vivent maintenant de leurs cultures de betteraves pour produire de l’éthanol utilisé par au moins 200 000 véhicules.

C’est sans doute positif, mais en même temps, on obtient une production mondiale de céréales de 2010 millions de tonnes contre une consommation mondiale de 2120 millions de tonnes, soit un déficit imputé sur les stocks. A la fin de l’année 2007, la planète disposait de stocks de 400 millions de tonnes de céréales, soit son niveau le plus bas depuis près de 30 ans !

La baisse de la production s’accompagne par une mauvaise distribution de celle-ci. Les grands pays producteurs et exportateurs qu’étaient la Chine et l’Inde ainsi qu’une bonne partie de l’Asie commencent progressivement à augmenter leur consommation et donc à limiter les exportations, ce qui limite la présence de produits sur le marché international et donc tire les prix vers le haut.
La baisse de la production mondiale se traduit par une baisse encore plus significative de la production africaine. Sur 30 ans (de 1970 à 2008), notre continent est la seule zone qui voit sa production agricole baisser avec une dégradation d’environ 20 %.

L’Afrique est importatrice nette de produits agricoles avec un niveau d’importation net de plus de 50 milliards de dollars, qui a cru de 56 % en deux ans ! Dans la zone Uémoa, les huit pays concernés ont importé pour 7 milliards de dollars de produits agricoles en 2007, dont 2 milliards de dollars de riz, soit l’équivalent du PIB du Togo. Notre système de production montre clairement ses limites. La productivité agricole est pratiquement inexistante. Nous ne maîtrisons pas l’eau avec moins de 4 % des surfaces irrigables qui sont effectivement irriguées contre plus de 30 % en Asie. Nous ne consacrons que peu de ressource à l’agriculture avec moins de 5 % de nos dépenses publiques contre 12 % en moyenne en Asie. Comment s’étonner de nos performances médiocres devant des constats aussi accablants ?

L’introduction des spéculateurs financiers sur le marché des produits alimentaires et des produits agricoles de manière générale constitue également une source de traction des prix vers le haut. Les fonds spéculatifs dotés de moyens vertigineux parient sur la hausse des cours des produits de base en misant massivement sur ces derniers, ce qui entraîne l’augmentation du prix sur le marché ; incitant de nouveau les spéculateurs à investir le marché et ainsi de suite. L’action macabre de ces fonds, sans foi ni loi autre que la quête du gain, a eu comme effet de renforcer les cours des produits de première nécessité et donc a contribué à soutenir l’inflation qui nous fait souffrir.

L’urbanisation galopante de nos pays accompagnée par une grande mutation des habitudes alimentaires (plus de riz, plus de blé et plus de produits laitiers de préférence d’importation), accroît la vulnérabilité des pays africains qui fonctionnent grosso modo comme des exportateurs de matières premières et des importateurs de produits manufacturés et de plus en plus de produits alimentaires préalablement subventionnés.
Toutes ces causes sont plus ou moins structurelles, ce qui fait qu’on est en train de s’installer dans la durée. Nos décideurs doivent prendre conscience de cette situation et agir avec cette réalité à l’esprit pour que la crise obtienne la réponse adéquate. Ils doivent agir pour reconfigurer nos économies et nos agricultures pour faire face de manière durable à des pénuries de produits et en même temps agir pour que ceux qui souffrent puissent voir atténuer cette souffrance à défaut de la faire disparaître. Les décideurs ont ainsi à se battre sur le front de l’actualité, de la nécessaire présence de la régulation et de l’accompagner.

Elles ont à se battre sur le front de la souveraineté alimentaire dont seules quelques ONG avaient l’habitude de parler il y a encore un an seulement.
Les mesures à court terme vont de l’urgence alimentaire à la prise de mesures facilitant l’approvisionnement des marchés à des conditions appréciables en passant par les décisions d’octroi de pouvoirs d’achats supplémentaires.
Sur le plan de l’urgence humanitaire, le Programme alimentaire mondial chargé de cette fonction a lancé un cri d’alarme le 22 avril pour mettre l’humanité en garde contre un « tsunami silencieux » menaçant près de 80 millions de personnes. Le Pam estime les besoins urgents à 350 milliards de F CFA dont 150 milliards sont obtenus pour l’instant sous forme de promesse. On est loin du compte.
Dans notre pays, le Conseil de la sécurité alimentaire tenu le 25 avril a identifié 34 communes et une population d’environ 375 000 personnes directement menacées de faim. Ces compatriotes ont besoin d’aide alimentaire. Le stock national de sécurité sera sollicité dans ce sens. L’action urgente est une composante importante de l’action publique dans cette période de crise. Mais, elle ne doit pas perdurer pour éviter de désorganiser durablement le marché.
Les autorités ont la possibilité de distribuer du pouvoir d’achat. Elles le font sous forme d’augmentation de salaires et/ou de diminution d’impôt. L’octroi de pouvoir d’achat peut également revêtir la forme d’un soutien de la baisse de prix de produits de première nécessité. Les leaders ont enfin la latitude, comme elles le font actuellement, d’accroître fortement l’approvisionnement des marchés en produits nécessaires. Elles le font en abaissant les taxes des opérateurs professionnels, en multipliant les lieux de distributions de produits quelques fois subventionnés, à installer des systèmes de distribution spécifiques (magasins témoins, banques de céréales…)

Ces mesures visent à favoriser l’approvisionnement en quantités à des conditions financières soutenables de produits. Elles sont toutefois limitées par le fait que les produits importés dont il s’agit sont conçus ailleurs pour satisfaire les besoins de ces contrées et donc échappent assez à notre contrôle. En outre, elles se basent sur un système où la confiance envers les acteurs et l’honnêteté de ceux-ci sont primordiales. Ce qui suppose un dispositif de présence et de suivi des autorités qui n’est pas évident à mettre en place. On a ainsi vu dans notre pays que certaines décisions prises pour gérer l’urgence n’ont eu que peu d’effet sur les prix des produits.
La gestion du court terme ne doit pas détourner l’attention des autorités sur le véritable enjeu, c’est-à-dire doter les pays de capacités de production et d’organisation à même de satisfaire les besoins de base et ensuite éventuellement de générer des revenus d’exportation. En la matière chaque pays a ses recettes même si la plupart portent sur un soutien important à l’agriculture pour qu’elle puisse accroître ses performances.

Il nous faut agir sur l’offre par un soutien massif qui privilégiera les infrastructures, les capacités et l’organisation afin de doper la productivité et donc la production. Au Mali, on dispose de l’exemple de la nouvelle Initiative riz, lancée par le chef du gouvernement le 14 avril dernier. Il s’agit d’agir pour augmenter de 50 % la production de riz dans notre pays. Cette opération qui doit avoir un résultat d’ici un an coûtera environ 42 milliards de F CFA dont 11 milliards pris en charge par l’Etat sous forme de subvention et 0,7 milliard sous forme de crédit équipement. Les subventions de l’Etat vont à l’achat d’intrants (urée et DAT) pour 9,4 milliards, l’achat de semences pour 0,9 milliard, l’appui à l’encadrement pour 0,3 milliard (achat et fonctionnement de motos) et des dépenses diverses pour le solde. Le crédit équipement est destiné à la mise à disposition de moyens de production, décorticage… de riz aux organisations de producteurs. Gageons du volontarisme des autorités maliennes et jugeons-les dans un an en fonction des résultats obtenus à la fin de la campagne 2008-2009.

Parmi les mesures à long terme à la disposition des autorités, il convient d’envisager l’action sur la demande en l’occurrence les habitudes alimentaires et de consommation de manière générale. Nous devons orienter les populations vers des produits disponibles et de préférence nationaux. Cette action est de très longue haleine mais elle pourra être significative si les décideurs arrivaient à faire intervenir ensemble les spécialistes culinaires, les hommes de culture, les leaders sociaux, les opérateurs économiques, les chercheurs…

De l’action tous azimuts est ce qu’on peut souhaiter à nos autorités mais de la vigilance aussi ; pour corriger la mise en œuvre de toute stratégie en cours quand elle ne donne pas les résultats escomptés. Ce qui nécessitera pour elles une organisation et une vigilance à toute épreuve. Cette crise est réelle et les alternatives dont nous disposons ne sont pas nombreuses. Il nous faut partir de ce constat et nous organiser pour agir ensemble.
Les décideurs africains doivent agir dans la lutte pour que la vie soit de moins en moins difficile. Ils doivent le faire en tenant compte de quelques constantes. La communication doit être un bréviaire pour les gouvernants en ces temps où les populations sont exténuées. Les autorités doivent utiliser tous les canaux de communication et en particulier les canaux directs et originaux (utilisation des intercesseurs sociaux, des associations, des chefs de quartier…) La communication doit privilégier les résultats, la réalité et l’équité dans les actions menées.

La recherche de la cohésion sociale est une nécessité aussi bien pour les gouvernants que pour les gouvernés car sans elle, rien de constructif et de stratégique ne peut être entrepris avec bonheur. Elle doit être recherchée. Elle doit être encouragée. Les acteurs sociaux doivent s’y employer.

Enfin l’intégration économique et sociale s’annonce ici aussi comme la voie de salut. Toutes les stratégies présentées ci-dessus marcheraient mieux si elles étaient mises en œuvre globalement. L’Uémoa a organisé le 23 avril une réunion des ministres des Etats membres pour évoquer le sujet de la vie chère. A la suite de cette discussion, les autorités de l’Union ont estimé à 100 milliards les besoins à court terme et à 200 milliards de F CFA les besoins à moyen terme de la zone pour combattre les effets pervers de l’inflation et construire les bases d’une économie forte, diversifiée, organisée et productive dans la zone.
L’Union montre ainsi la voie. Il reste aux Etats de s’employer dans cette direction pour qu’ensemble, on puisse sortir de l’impasse dans laquelle la situation alimentaire mondiale est en train de nous entraîner.

Moussa Mara
(expert-comptable)

28 avril 2008