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Auteur absolument intouchable, il y a moins d’une vingtaine d’années parce que plus de la moitié de l’univers, après l’avoir adapté à toutes les sauces politiques et idéologiques l’avait divinisé, l’entreprise d’Attali de ramener Marx, sa vie, sa pensée et sa postérité à une dimension humaine et scientifique s’avère surtout ardue du fait de sa nature encyclopédique.

Aussi choisit-il de coller le plus près possible à l’autobiographie de l’auteur immergé dans le contexte politique, social et économique du 19e siècle que l’on découvre comme l’un des plus agités de l’histoire de l’humanité.

En effet, la vie et l’œuvre de Marx ne s’avèrent lisibles, termes pour termes que dans l’émergence du capitalisme en Occident, suite à une accélération sans précédent des progrès techniques et scientifiques, lesquels, en accroissant de façon vertigineuse le volume des échanges mondiaux et de la productivité, vont creuser dans leurs sillons deux classes sociales radicalement opposées dans le processus de la production : la classe des possédants et celles des exploités.

C’est l’examen de ces rapports et à leur expression syndicale et politique à travers l’Europe que vont s’atteler intellectuels, syndicalistes, hommes politiques, ouvriers, banquiers et patrons d’industries dans un ballet absolument frénétique.

Marx s’y engouffre, sitôt à l’université, en réalisant une rupture majeure avec le droit au profit de la philosophie, tant à l’époque, cette discipline apparaît comme le summum de la connaissance humaine, en ce que, sous l’immense prestige de Hegel, elle serait seule explicative de la raison et de la réalité.

Or, c’est plutôt sous le poids de la réalité façonnée par l’émergence des communications (le train à vapeur, le télégraphe), l’électricité, les modèles de communautarisme proposés par des penseurs français comme Proudhon, les premières révoltes dans les usines un peu partout en Europe que d’autres philosophies s’imposent.

Le grand mérite d’Attali, tout le long de ces 500 pages, c’est de reproduire ce que Marx doit à son époque dans l’élaboration de sa monumentale œuvre ; qu’il s’agisse des concepts, des écoles de pensée dans les nombreuses disciplines où son souci du détail l’investit, dans les modèles de société qui préfigurent le communisme, voire dans les emprunts qu’il opère chez d’autres penseurs dont les œuvres n’ont pu survivre à sa dimension.

L’originalité de Marx sur tous ses contemporains, c’est comme dit son biographe d’avoir été « l’esprit du monde » dans sa tentative de rendre transparente une histoire du travail à travers l’Histoire de sorte qu’elle soit explicative de ses motivations et de sa finalité.

Aussi est-il entièrement sociologue, économiste, philosophe ; rédigeant des milliers de pages d’algèbre pour tenter d’asseoir la relation de la production au prix ; devenant agronome lorsque la difficile problématique du monde paysan le hante ; parlant et écrivant parfaitement le français, l’anglais, le russe, l’espagnol en plus de l’allemand pour lire ses contemporains et les classiques dans le texte et surtout, pour étudier l’histoire de la formation sociale de ces pays afin d’illustrer son système de références irréfutables.

L’œuvre du savant est approfondie d’une étude à la fois dynamique et transversale où l’on découvre l’ambition de la synthèse du savoir contemporain pour rendre compte de la logique du travail avec les concepts qui y sont attachés.

Du style déclamatoire du Manifeste du parti communiste, œuvre de jeunesse, on suit le difficile accouchement des théories relatives à l’histoire et au procès de production pour aboutir à ses implications politiques.

Monte en puissance l’analyse des valeurs corrélatives au communisme donné comme « mouvement entier [et] énigme résolue de l’Histoire », avant que Marx ne se confronte rudement, dans le monument qu’est le Capital, à la critique des doctrines de l’économie politique.

Puis, la maturation des luttes ouvrières aidant face à des régimes totalitaires de plus en plus répressifs se pose la problématique des modalités de prise de pouvoir, de sa nature et de sa conservation, de son ampleur politique et géographique, de ses alliances.

La faillite progressive des mouvements ouvriers européens, tour à tour récupérés par la démocratie parlementaire du pouvoir bourgeois et les informations de plus en plus grandes obtenues sur la Russie emmènent Marx à de longs développements sur les systèmes de production de type agraire et leur assimilation possible à la lutte du prolétariat.

Ainsi entièrement possédé par son œuvre au point de vivre constamment dans la misère, lui et les siens (trois de ses six enfants en meurent), incapable de se défaire de ses manuscrits par perfectionnisme, Marx est redécouvert par Attali à coups d’anecdotes, de lettres et de témoignages dont la plupart furent méconnus, gommés par les politiques qui s’accaparèrent du marxisme pour tuer Marx.

Et ce n’est pas le moindre mérite de l’auteur d’avoir restitué cette histoire folle du rapt de la pensée de Marx par ceux qui l’utilisèrent à leurs propres fins, à commencer par Engels lui-même, son ami et bienfaiteur de toujours.

Ne parlons pas de Lénine et de Staline dont les altérations et les distorsions grossières de ses textes eurent pour effet l’une des dictatures les plus totalitaires de l’Histoire de l’humanité, alors que précisément Marx répète à l’envi que lui-même, son ami et bienfaiteur de toujours.

Ne parlons pas de Lénine et de Staline dont les altérations et les distorsions grossières de ses textes eurent pour effet des dictatures les plus totalitaires de l’Histoire de l’humanité, alors que précisément Marx répète à l’envi que l’objectif premier du communisme est de faire disparaître les moyens de répression, mais surtout, de renforcer la conquête et la préservation du pouvoir par la voie parlementaire.

Un autre intérêt majeur de livre, c’est justement la restitution de Marx comme maître incontesté de l’Association internationale des travailleurs dénommée « l’Internationale », à travers laquelle il dirige le destin du communisme mondial naissant.

Homme d’action mêlé de ce fait à tous les mouvements ouvriers européens, on le découvre manœuvrier, totalitaire dans ses façons d’imposer ses vues, de placer ses hommes jusqu’à la place prépondérante qu’il prend dans la malheureuse aventure de la Commune de Paris qui en fait la bête noire de tous les pouvoirs européens.

Ce livre est une apologie d’Attali par Attali lui-même tant son spectre est immense, rendant compte de tout ce qui fut contemporain à Karl Marx : guerres et répressions, renversements d’alliances et de pouvoirs, révoltes ouvrières, théories sociales, politiques et économiques, intellectuels et artistes, leaders politiques et syndicaux, révolutionnaires et anarchistes traqués par toutes les polices d’Europe à l’instar de Marx lui-même, inventions et leurs applications.

Ce faisant, dans cette ample saga du 19e siècle, on sera grandement reconnaissant à Attali de nous avoir restitué (enfin !) Karl à la place de Marx. Le Karl frondeur, bagarreur et grand buveur à la fac, rancunier et vindicatif envers ses ennemis. Le Karl qui se laisse aller à la misère, la main toujours tendue vers la bourse d’Engels au lieu de chercher à mieux gagner sa vie.

Le Karl qui fait un enfant à sa domestique, demandant à son ami Engels d’endosser la paternité pour éviter le scandale. Mais aussi, le Karl fou d’amour pour Jenny sa femme et infiniment attentionné pour ses enfants.

Pascal Baba Couloubaly
(anthropologue)

27 septembre 2005.