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La gouvernance et les démocraties africaines figurent parmi les sujets les plus débattus de nos jours. Dans son discours de Dakar, Nicolas Sarkozy aborde ces questions, mais pour disculper la colonisation de toute responsabilité dans les difficultés de l’Afrique: « […] [La colonisation] n’est pas responsable des dictateurs. Elle n’est pas responsable du fanatisme. Elle n’est pas responsable de la corruption, de la prévarication […]. »

Affirmation risquée et précipitée qui suscite une interrogation à chaud : si la colonisation n’est pas responsable de ces fléaux, qui l’est alors ? Les Africains eux-mêmes, bien sûr, selon l’entendement de Nicolas Sarkozy, emporté par la logique de son discours. Assumer véritablement leurs échecs et leurs errements pour s’en sortir, est une nécessité dont les Africains doivent être conscients, et ils le sont.

On peut en revanche s’interroger sur la volonté de culpabilisation de cette Afrique fautive qui se décline de plus en plus dans certains travaux culturalistes. Ceux-ci semblent en effet attribuer les difficultés circonstancielles, que traverse le continent non seulement à une sorte d’incapacité congénitale du« Noir» de gérer ses propres affaires, mais également à une« cupidité native» qui l’inclinerait à la corruption.

L’article de Jean Poirier paru dans Africanistes me donne l’occasion de reprendre le débat sur le rôle de la culture dans la gouvernance en Afrique. Selon ce penseur, la vraie solution au mal africain résiderait dans l’utilisation « d’une nouvelle formule en accord avec l’anthropologie, fondée sur l’application non des droits ou principes de l’Occident, mais des droits coutumiers ainsi que des valeurs religieuses de l’Afrique traditionnelle ». Dans un article antérieur consacré à la même question, il avait développé la thèse selon laquelle les «développeurs» auraient commis une erreur de direction en ne prenant pas en compte la situation de départ, le milieu traditionnel.

Si l’on est d’accord pour admettre que la démocratie ne saurait être détachée du paradigme général du développement, cela signifie que la clé de la « bonne» gouvernance résiderait, elle aussi, dans la culture africaine. Prenant appui sur l’expérience du Mali, mon analyse de la relation culture/pouvoir sera enrichie par mon vécu propre en tant qu’épouse d’un ancien président de la République. Elle se fera donc volontairement empiriste, et prendra par moments la forme du témoignage.


Les avatars culturels du système démocratique en Afrique: l’exemple du Mali

En tant que système politique, dispositif institutionnel et mode de gouvernement, la démocratie a globalement vu le jour en Afrique au début des années 1990 seulement. Le Mali, quant a lui, a opéré sa révolution démocratique, lorsque, le 26 mars 1991, le peuple, sous la houlette d’associations qui se dénommaient démocratiques et grâce à l’intervention décisive de l’armée, a renversé, au prix du sang, la dictature militaire du général Moussa Traoré (1968-1991) et de son parti/État, l’Union démocratique du peuple malien (UDPM).

Après une période transitoire (mars 1991-juin 1992), au cours de laquelle ont été organisés une conférence de réforme institutionnelle et de réconciliation nationale ainsi qu’un référendum autour d’une nouvelle Constitution (25 février 1992), et à la suite d’élections pluralistes, Alpha Oumar Konaré, historien et archéologue de son état, devient le président démocratiquement élu du Mali le 8 juin 1992.

En 1997, conformément aux dispositions de la nouvelle Constitution, il brigue et gagne un deuxième mandat de cinq ans. Dans le respect de la Constitution, qui indique que le président de la République n’est «rééligible qu’une seule fois », il passe, le 8 juin 2002, toujours à la suite d’élections pluralistes, le flambeau à Amadou Toumani Touré (ATT), candidat indépendant, qui avait par ailleurs dirigé l’organe de transition, le Comité transitoire de Salut public (CTSP). Pour la première fois depuis son accession à l’indépendance en 1960, la passation du pouvoir au Mali se déroulait dans un cadre institutionnel démocratique et non par la violence.

Le Mali sortira grandi de ce qui fut considéré comme un modèle d’alternance constitutionnelle réussie en Afrique. Mais, pour y parvenir, il a fallu rompre avec un lourd héritage d’autoritarisme et instaurer, ou plutôt restaurer d’autres valeurs que la force comme fondement du pouvoir. Car, sur la démocratie malienne, et indubitablement sur bien d’autres démocraties africaines ou d’ailleurs, l’incidence de la culture est énorme en tant que facteur à la fois inhibitif et constructif.
L’héritage des pouvoirs

Au cours de son histoire précoloniale, le Mali a connu plusieurs constructions étatiques au fil des siècles. Mais le type de pouvoir qui marqua l’inconscient collectif des Maliens dans leur grande majorité, au point de bousculer les autres, est le fanga.

Le fanga est un système de gouvernement qui prit forme au XVIIè siècle avec l’émergence de royaumes guerriers et esclavagistes, dont le plus célèbre était celui des Bamanan (ou Bambara) de Ségou. Après une longue période d’instabilité où la transmission du pouvoir oscillait entre voie héréditaire et conquête opposant princes rivaux ou chefs guerriers, une dynastie de type lignager se dégagea puis se stabilisa avec les Diarra à partir de la fin du XVIIIè siècle.

Le royaume bamanan de Ségou connut son temps de gloire dans le premier quart du XIXè siècle. Le roi y était désacralisé, mais il était néanmoins salué du titre de «pourvoyeur de richesses, Maître des eaux et des hommes, de la poudre et du fer ». Le terme utilisé pour désigner le roi, faama, résultait de la contraction de fanga maa – littéralement, « homme de pouvoir» – et signifiait « possesseur de pouvoir» dans tout ce qu’il comportait de violence, de force de coercition, voire de nuisance à l’endroit de ceux qui osaient le défier.

A partir des années 1850, sous la bannière de l’islam, El-Hadj Oumar, venu du Fouta-Toro (Sénégal oriental), mena une entreprise de conquête des royaumes du Haut-Sénégal-Niger. Ségou tomba en 1861. Mais si la charia réglementait ce nouvel empire théocratique, fondamentalement, les méthodes de gestion administrative n’ont pas été bouleversées; à la veille de l’intrusion coloniale française, la résistance des princes bamanan contre Amadou, fils d’El-Hadj Oumar, alors roi de Ségou, n’était toujours pas maîtrisée. L’émir-al-mumenin (émir des croyants) qu’était Amadou était également appelé faama dans ce milieu étranger.

Après les conquêtes coloniales, consommées autour des années 1890-1900 sur l’ensemble du territoire du Soudan français (territoire de l’actuelle République du Mali), l’administration coloniale française s’est substituée aux pouvoirs traditionnels, en faisant majoritairement le choix de l’ « administration directe» : le gouverneur, résidant à Koulouba (Bamako), était tout-puissant; dans les circonscriptions, il déléguait son pouvoir au commandant de cercle français qui était seul maître à bord: il avait droit de vie et de mort sur ses sujets soumis au système de l’indigénat qui leur assignait un statut inférieur à celui des ressortissants de la métropole; il s’appuyait sur un dispositif coercitif constitué d’agents subalternes, véritables potentats locaux: chefs de canton, cadis, interprètes, gardes cercles, percepteurs d’impôts.

Ces chefs étaient souvent nommés en violation des règles de transmission héréditaire du pouvoir. Les populations se reconnaissaient rarement à travers eux. Qui plus est, le système de désignation exploitait les rivalités internes. Par exemple, quand le colonel Archinard prit Ségou en écartant les descendants d’El-Hadj Oumar le 6 avril 1890, les Français, après un court intermède, firent appel à un représentant d’une dynastie lointaine et rivale de Ségou pour occuper le trône des Diarra.

Mais, d’après le témoignage de Charles Monteil, « les vieilles haines rendirent son commandement impossible », ce qui les obligea à passer à l’administration directe. A cause de leur manque d’enracinement et de légitimité, ou des rancunes cumulées, ces nouveaux promus ont très peu défendu les intérêts des populations qu’ils avaient la charge d’encadrer, ce qui a contribué à creuser le fossé entre le pouvoir et le peuple.

Le régime colonial a duré quatre-vingts ans (1880-1960) dans la colonie du Soudan français, devenue République du Mali lors de son accession à l’indépendance le 22 septembre 1960. L’État malien indépendant est devenu l’héritier temporel et institutionnel de cet État colonial. La Constitution du Mali, comme celle de l’ensemble des États modernes de l’espace francophone, était et reste toujours une pâle copie de la Constitution française du 4 octobre 1958, caractérisée par l’importance des pouvoirs du président de la République.

L’État malien était centralisé, sur le modèle de la tradition jacobine française. Il cumulait ainsi l’autoritarisme despotique du système colonial et les caractéristiques de la « monarchie républicaine» ou « République monarchique» pour reprendre le concept appliqué par nombre de politologues à la Vè République française.

La 1ère République malienne (1960-1968) a formellement supprimé les anciennes chefferies de canton, mais les trente années de régime d’indépendance (1960-1990) furent marquées par un système de parti unique ne laissant d’autre alternative aux opposants que la prison, avec ses conditions inhumaines, ou l’exil. De par leurs méthodes, les autorités en place étaient aussi craintes que des dieux, ce qui a précipité le processus de divorce du pouvoir d’avec le peuple.

Face au nouveau régime, supposé démocratique, les perceptions populaires à l’égard du pouvoir ont très peu varié. Même désigné par le titre de « président », le chef de l’État continue d’être appelé en milieu traditionaliste faama ou jamana tigi – le « chef du pays », au sens possessif du terme -, ou mansa kè – le « maître» -, ou encore nyèma _ la « tête» en langue bamanan -, c’est-à-dire le guide, le premier responsable. Même désacralisé, le président a sa mystique, reconnaissable aux attributs et pouvoirs dont l’opinion le dote.

Le président de la République, aujourd’hui encore, est par exemple censé porter dans son bonnet la chance du peuple; la bonne comme la mauvaise pluviométrie sont supposées dépendre de sa chance, ou plutôt de l’énergie qu’il recèle, tout comme les bonnes ou les mauvaises récoltes. Le peuple continue à croire que c’est par prédestination que le pouvoir s’obtient. Une large opinion perçoit toujours en l’homme de pouvoir le maître de la force coercitive. Quand on détient le pouvoir, dit-on dans les milieux conservateurs, il ne faut pas badiner, il faut savoir frapper quand il le faut, il ne faut surtout pas le partager.

II est symptomatique que les héros de référence d’aujourd’hui restent encore ceux d’hier et d’avant-hier, ces seigneurs de la guerre qui ont dompté leurs ennemis et courbé le Mali pour le redresser ensuite.

Cette imagerie nationale, confortée par le mouvement des indépendances, fut promue pour servir de réplique à l’hagiographie de la France coloniale, qui avait elle aussi conçu son histoire autour de « grands hommes» : de Charlemagne à Napoléon Bonaparte, en passant par Louis XIV. Ainsi, tous les « héros» du Mali précolonial furent réconciliés avec le peuple et entre eux-mêmes, des mansa aux émirs, en passant par les sonni, les askia et autres faama, quelles qu’aient été les différences liées à l’essence de leurs pouvoirs, pour servir d’étendard anticolonial, et ce, généralement dans l’indifférence des appréciations locales.

Nonobstant le poids de ces héritages, la société malienne est aujourd’hui plus que jamais réactive aux interventions du pouvoir et le peuple n’est pas insensible aux idéaux portés par un véritable gouvernement démocratique.


Quel socle culturel à la démocratie?

Au Mali, un pouvoir qui cesse de brandir le spectre de l’autoritarisme, qui rassure par ses propos et ses actes, qui parle le langage de la tolérance, qui reste en définitive humble, obtient l’adhésion du peuple. On peut analyser les événements de mars 1991 à la lumière de ces constats.

Face au mouvement insurrectionnel de 1991, le général Moussa Traoré avait juré, en réponse aux voeux de nouvel an de l’imam de la grande mosquée de Bamako, «d’attacher l’enfer autour de la tête» de ses opposants, «des vauriens, des dévoyés », selon ses propres termes .

A contrario, la victoire du candidat Konaré aux élections présidentielles de 1992 réside largement dans le fait qu’il a su épouser les conceptions philosophiques et mentales de son peuple, en appelant sans cesse à la tolérance, à l’humilité, à la patience, à la mesure, à l’intérêt supérieur du pays au-delà de son intérêt personnel, et même à sa foi de croyant musulman.

Au cours de sa campagne présidentielle, menée en langue nationale bamanan pour mieux être en phase avec le peuple profond du Mali – analphabète à près de 80 % -, et relayée par la télévision nationale, il martelait inlassablement: « Si je brigue le pouvoir, c’est pour le bonheur de mon peuple. Si ce bonheur [hèrè en langue bamanan] réside dans mes mains, eh bien, que Dieu me le donne, mais s’il réside dans les mains d’un autre que moi, eh bien, que Dieu le donne à cet autre que moi. »

Tout au long de sa campagne électorale, le candidat Konaré, familiarisé avec le terrain dans sa vie antérieure de chercheur, rendra visite à l’habitant des contrées les plus reculées dans son vestibule, sa case, sa tente ou sous son hangar, à même le sol, dormant dans des abris de fortune ou mangeant dans le plat commun. «Plus iconoclaste que ce “chercheur de pouvoir”, on mettrait du temps à en trouver, disaient les notables et les anciens.» Pendant ses deux mandats, brisant tous les tabous, le président Alpha Oumar Konaré n’a jamais rompu avec cette ligne de conduite basée sur l’humilité, devenue sa marque de fabrique.

Dans cet exemple d’adaptation aux orientations culturelles du pays, au-delà des énoncés et des dispositions institutionnelles, l’essentiel est moins d’afficher la démocratie comme pouvoir du peuple – exercé par ses représentants – que d’exercer démocratiquement un pouvoir dans lequel le peuple se reconnaît.

Reste qu’avec le recul, il faut évaluer l’impact de la démarche du président Konaré sur l’ancrage culturel de l’expérience démocratique au Mali, notamment à l’échelle de l’ensemble de la classe politique.
(A suivre)

Adame Ba Konaré

15 octobre 2008