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François- Xavier Verschave (1945-2005) a présidé les dix dernières années de sa vie, l’association Survie qui milite entre autre, sur les questions relations franco- africaines et biens publics. Dans un livre intitulé De la françafrique à la mafiafrique, il survole les voyages de la françafrique et ses dérives mafieuses et nous propose quelques pistes pour de nouveaux rapports pour les peuples du Tiers monde en approfondissant la démocratie à l’échelle planétaire.

Question : Que pouvez- vous dire de la justice ? François- Xavier Veschave : Dans la justice, il y a plusieurs phénomènes. Il y a des gens qui disent que la justice est inique, ce qui parfois est exact, mais pas toujours. En fait, les corporations peuvent jouer un rôle négatif ou positif. Prenons l’histoire de la Cour pénale internationale.
En 1948, après le génocide des Juifs, l’opinion mondiale a clamé «Plus jamais ça !». On a réuni la conférence de Genève pour établir les fameuses conventions interdisant le génocide. Mais les Etats ont envoyé leurs meilleurs juristes pour faire en sorte que ces conventions soient inapplicables…

Pendant cinquante ans, un certain nombre de magistrats et de juristes ont travaillé pour rattraper ça et crée en fin un outil permettant de juger les génocides et les crimes contre l’humanité. C’est la corporation qui a été le principal moteur de cette avancée extraordinaire que constitue la première Cour pénale internationale. Donc, en fait, la justice est aussi portée par les juges.

Pour vous donner une deuxième source d’encouragement, je vous retrace l’histoire de l’avocat Jacques Vergès : il y a cinquante ans, il défendait les indépendantistes algériens et il inventait la stratégie de rupture pour dénoncer la justice coloniale inique ; le même Jacques Vergès cinquante ans plus tard, aux côtés désormais des dictateurs africains et de leurs complices, se voit obligé avec d’autres avocats d’inventer de nouvelles stratégies de rupture pour, cette fois, essayer de déstabiliser les «petits juges», les Courroye et compagnie, qui se mettent à attaquer les intérêts de la françafrique. Comme si, quelque part, un certain nombre de juges étaient passés du côté de la justice…
Alors, évidemment, du côté des réseaux, on essaie de placer des hommes sûrs aux gares de triage judiciaire pour essayer de faire échouer ou s’enliser un certain nombre de procédures. Mais ce combat-là est loin d’être perdu. Ce le combat de citoyen.

Est-ce que le juge de base va adhérer aux principes des systèmes mafieux que je viens de vous décrire ou est-ce qu’il va faire son travail ? C’est une question qui est portée par chacun d’entre nous. C’est ce que j’explique à la fin de la Françafrique : ces systèmes ne sont pas seulement des systèmes impersonnels, ils ont besoin d’adhésion. Est-ce que nous adhérons aux pires saloperies ou est-ce que nous résistons ? On a vu dans l’histoire que les résistants, ça pouvait exister, et que parfois ils pouvaient gagner.


Question : Vous parlez de résistance, vous avez parlé de référendum. Mais vous avez aussi montré que la démocratie pouvait être détournée au moment des élections. Alors, est-ce que le référendum contre les paradis fiscaux est vraiment la bonne solution ?

François- Xavier Verschave : Je ne sais pas. C’est une idée parmi d’autres. Mais ce dont je suis sûr, c’est que si nous n’arrivons pas à faire un travail pédagogique pour expliquer à l’opinion publique, aux citoyens européens, que ce à quoi ils tiennent le plus, c’est-à-dire la construction d’un bloc de biens publics, va être détruit par le jeu des paradis fiscaux, alors nous allons tous droit à la barbarie.

Pour moi, c’est absolument limpide. Et je pense que si nous n’arrivons pas à convaincre, nous allons effectivement vers la destruction du droit du travail, une délocalisation des principales entreprises. On ne cesse déjà d’en voir les exemples, même dans les services : la principale banque anglaise a délocalisé en Inde tous ses services de réponse téléphonique, en formant les Indiens à l’accent de Cambridge…

C’est très bien pour le travail des Indiens, mais ça veut dire simplement que nous sommes dans un système de concurrence par le bas dans tous les domaines des droits du travail et des salaires. Si on continue de regarder Loft Story en voyant tout ça prospérer, on va tout droit vers la perte de ce à quoi nous tenons le plus.

Donc, c’est un problème de sensibilisation et de mobilisation. Et ce qui me paraît extraordinaire, c’est qu’un méfait aussi majeur, la criminalité financière dans les paradis fiscaux, soit aussi absent dans les discours de la gauche, de toute la gauche. Qui a regardé ce film fameux de Denis Robert, la mondialisation expliquée à un ouvrier de Daewoo ? On y voit que tout ça, ce n’est pas si compliqué. Encore faut-il prendre un tout petit peu la peine d’essayer de comprendre.


Question : Quel rôle joue les ONG ?
François- Xavier Verschave :
Là, je vais un peu braudéliser. Fernand Braudel, c’est quelqu’un qui peut vous aider à comprendre un certain nombre de choses. C’est selon moi, le plus grand historien du XXè siècle, il a fourni une représentation, une architecture des phénomènes mondiaux qui est extrêmement intéressante.

Braudel vous vous explique l’histoire de la construction de l’économie et de la société comme une maison qui à trois étages. Vous avez le rez-de-chaussée, dans lequel l’humanité a vécu pendant un million d’années, qui l’étage de l’économie subsistance et familiale. Et puis ensuite apparaît, il y a dix ou quinze mille ans, l’échange de proximité, l’échange local, l’échange ville- campagne, avec les premières petites agglomérations et leur place du marché.

Ensuite s’est développé, avec les grandes caravanes, puis les navires à longue distance, puis les avions, les télécommunications, ce que Braudel appelle «l’économie- au- loin».

L’économie du rez-de-chaussée ne pratique pas encore les règles du jeu ; l’économie locale pratique les règles de l’échange, l’économie- monde, à l’étage supérieur, n’a plus qu’un souci : c’est se placer au dessus des lois, être suffisamment éloignée, suffisamment forte pour ne plus subir aucune concurrence et être en position de monopole.
Quand Bill Gates fait l’éloge du marché, on peut rigoler : Microsoft a 80% du marché, il n’a pas vraiment de concurrence, et on pourrait citer quantité d’autres exemples- les firmes pharmaceutiques, les firmes d’armements, les firmes pétrolières…

Donc, vous avez un étage d’économie qui ne pratique pas encore les règles du jeu, un étage qui les pratique et un étage qui ne les pratique plus.

En politique, c’est la même chose : on a le clan et la famille au rez-de-chaussée, la démocratie locale à l’étage central (la démocratie à toujours été locale) et la macro politique ou la politique- monde à l’étage supérieur. A cet étage là, vous savez bien qu’on est encore très loin de la démocratie…

Le football maintenant : on apprend le football dans la rue, au rez-de-chaussée ; il y a des dizaines de millions de gens qui le pratiquent en amateurs en suivant les règles du jeu, à l’étage central ; mais quand on s’appelle Berlusconi ou Bernard Tapie, à l’étage supérieur, on commence à prouver que la glorieuse incertitude du sport, il ne faut quand même pas exagérer… (Cela est vrai aussi pour les médias, la culture, la science, etc.
Vous avez, dans

la construction de la société, trois niveaux : au milieu le niveau quotidien de la plupart des gens ; en dessous, le niveau de l’intimité, de la familiarité, qui est un niveau très important parce que c’est le socle, là où nous nous enracinons ; et le niveau supérieur, où l’obsession des acteurs est de ne plus pratiquer aucune déontologie, aucune règle du jeu. Ces étages sont inévitables. Tout cela à de nombreuses implications.

En fait, vous avez deux types de sociétés : vous avez les sociétés en sablier et les sociétés en ballon de rugby. Les sociétés en ballon de rugby, c’est celle ou l’étage des règles du jeu- qu’elles soient économiques, politiques ou autres- s’est dilaté. Cette confiance dans les règles du jeu a dilaté l’étage central.

Grâce à quoi un certain nombre de gens qui étaient enfermés à l’étage inférieur- comme les femmes pendant des millénaires- ont pu accéder à cet étage des règles du jeu, tandis que l’étage supérieur est suffisamment tenu par les contre- pouvoirs pour que ses délires soient en permanence ramenés à la raison, confrontés aux règles du jeu. C’est dans ce type de société que peuvent se construire des règles des jeux à somme positive.

Dans la théorie des biens publics, il y a ce qu’on appelle le problème du passager clandestin : si vous avez 10% de passagers clandestins, vous continuez à faire fonctionner un système de transport public, mais si vous en avez 70%, les derniers qui payent encore leur billet se disent : «Je suis le dernier des imbéciles, seuls ceux qui fraudent sont gagnants, moi aussi je ne vais plus payer». Cela vaut pour tous les systèmes de prélèvement obligatoires : personne ne veut être le dernier et le seul à payer ses impôts et ses charges.
A ce moment là, le ballon de rugby se dégonfle. Pour créer des biens publics, il faut de la confiance. Mais si le ballon de rugby est crevé, il va se mettre à ressembler à un sablier.

Dans les sociétés en forme de sablier, il n’y a plus que des très pauvres et très riches, on n’a plus que des jeux à somme nulle, avec une violence extrême, parce que pour être riche, il faut voler le pauvre, le piller, voire l’assassiner, comme dans un certain nombre de pays d’Amérique latine ou d’Afrique. Qu’est ce qui s’est passé en Afrique ?
En l’an mille, il y avait les trois étages Braudéliens : il y a bien sur le clan, la famille, puis il y avait quantité de localités où se pratiquait l’échange local, et au-dessus un étage macro- économique et macro- politique (des caravanes qui traversaient le Sahara, des navires qui allaient jusqu’en Chine, des Etats-Unis considérables). Qu’ont fait la colonisation et l’esclavage ?

Les Portugais et les Européens ont commencé par encercler l’Afrique, la coupant de l’économie- monde, puis l’Europe l’a colonisée, on a folklorisé l’étage de l’échange local. L’Afrique a survécu à ces agressions extraordinaires de la traite et de l’esclavage, en se repliant sur le clan et la famille, puis en hypertrophiant la solidarité à ce niveau du rez-de-chaussée. C’est ce qui l’a sauvée.

Qu’est ce que c’est que l’indépendance ? C’est reconstruire l’ensemble des étages à partir des valeurs conservées au rez-de-chaussée. Qu’est-ce qu’on a fait avec la néo- colonisation ?

On a pris en bas des clans et des familles et on les a mis à l’étage supérieur, en faisant tout ce qu’on peut pour empêcher que ne se dilate à nouveau l’étage intermédiaire, celui des contre-pouvoirs et de la société civile. Et donc on a des sociétés extrêmement violentes.

Que font les meilleures ONG ? En fait ; elles travaillent à l’étage intermédiaire. Mine de rien, en ayant l’air de creuser un puits ou de monter un grenier à nourriture, elles travaillent à la recomposition de la démocratie locale et des échanges locaux. Et par conséquent, elles font de la démocratie sans les dire, parfois sans le savoir, en contribuant à regonfler l’étage intermédiaire. Ça, c’est pour les meilleures.
Parfois, il y en a qui sont seulement un alibi pour la poursuite d’activités criminelles. Mais c’est un notre problème.

Question : Je suis consciente depuis plusieurs années du problème de la désinformation et de la non- information. Mais j’ai besoin d’un éclaircissement : qu’est ce que les journalistes ont à y gagner ?

François-Xavier Verschave : C’est assez simple ç comprendre. Il y a un livre assez passionnant à lire, parce qu’on comprend parfois mieux ce qui se passe à l’étranger qu’en France. Vous savez qu’aux Etats-Unis, il y a une espèce de dévotion pour la liberté de la presse.

Un ouvrage qui vient de sortir, Black List, raconte l’aventure d’une quinzaine de journalistes américains parmi les plus réputés. Ils avaient reçu tous les honneurs, tous les prix de la profession, Pulitzer ou autres. Et puis un jour, ils sont tombés sur un sujet tabou.

Il n’y a pas tellement de sujet tabou, mais il y en a quelques uns. Et ce jour là, ces gens qui étaient encensés ont vu leur carrière cassée, toujours avec les mêmes mots : qu’ils sombraient dans la théorie du complot- tout simplement parce qu’ils avaient prouvé que la CIA était l’un des principaux pourvoyeurs de drogues aux Etats¬-Unis, parce qu’ils avaient découvert que la raison de la disparition d’un avion civil au large des côtes américaines n’avait rien avoir avec la version officielle, parce qu’ils remettaient en cause le comportement des troupes américains au Vietnam, etc.

Eh bien, dans la société française, il y a trois ou quatre sujets tabous : il y a le nucléaire, il y a certaines pratiques dans le domaine de la santé, il y a la françafrique…Et là, vous avez un verrouillage, c’est-à-dire que les directeurs des journaux et de médias- surtout dans les supports les plus crédibles- se voient carrément imposer des journalistes liés, avec quelque part un fil à la patte. Comment tient-on les journalistes dans les domaines réservés ?

Les méthodes classiques, comme me l’expliquait une journaliste spécialiste de l’Afrique, marchent toujours : l’argent, le sexe, l’alcool, parfois les trois. Et puis la France est quand même le seul pays occidental à avoir un fichage de l’ensemble des journalistes par les renseignements généraux. Cela permet le chantage si un journaliste a commis quelque peccadille. Enfin, il y a une méthode plus moderne, le «dopage». Comme le confient dans leurs mémoires les anciens directeurs des services secrets, il leur arrive souvent de rendre des services à des journalistes.

Un journaliste peut avoir tout d’un coup trois cents personnes qui travaillent pour lui. Leur métier ? Agents de renseignement… trois cents personnes qui travaillent pour vous, ça aide à sortir des scoops ! Vous devenez l’un des meilleurs journalistes de votre génération. Seulement, si on ne vous fournit plus, vous êtes en manque.

A ce moment-là, il faut payer le loyer, par une désinformation stratégique. Je ne parle pas de la presse dite «franco- africaine», comme Jeune Afrique, qui ne cache même plus ses longues relations avec Foccart- qui lui a légué ses archives. Elle est plus riche des articles qu’elle n’a pas publiés que des articles qu’elle a publiés : quand elle a préparé un article gênant, elle demande au dictateur concerné combien il l’achète.

Vous avez ainsi un certain nombre de mécanismes dont l’objectif est le même : sur certains sujets, on désinforme. Et on désinforme d’autant mieux sur un sujet qu’on ne désinforme pas sur d’autres sujets moins importants.

François -Xavier Verschave

13 Octobre 2008