Femmes et chaussures, c’est toute une histoire. Nos placards en regorgent : plus de neuf paires en moyenne selon un sondage TNS Sofres 2008. Elles fascinent, ont leurs icônes monstrueuses, risibles, irrésistibles comme Imelda Marcos ou Céline Dion qui posséderaient plus de trois mille paires de chaussures de luxe. Elles reflètent nos états d’âme et les multiples personnalités que nous revêtons au cours d’une même journée. Camille, ravissante quadra, avoue choisir ses tenues en fonction de ses chaussures : « Elles sont essentielles. C’est d’abord elles que j’ai envie de valoriser. Hier, mon humeur s’est tournée vers des ballerines pointues, pour fêter l’arrivée du soleil après une semaine de grisaille. Et il a fallu que je déniche le jean idéal et une chemise de lycéenne faussement sage. »
Pourquoi accorder à cet accessoire une importance telle qu’il finit parfois par dicter le choix de nos vêtements ? Parce qu’il recouvre le pied, qui représente le « substitut du phallus de la femme », nous explique Freud dans Trois Essais sur la théorie sexuelle (Gallimard, “Folio essais”, 1989). Autrement dit, le pied symbolise la puissance de la femme, qui ne possède pas de pénis.
En le couvrant, nous le sortons définitivement de sa fonction organique pour en faire un objet de désir, signifier aux autres quelle force nous anime, quelle histoire nous avons envie de leur raconter. Quand nous pénétrons dans une boutique, deux grandes préoccupations nous animent : le confort, qui soulignera notre démarche, et l’esthétique, qui révélera notre capacité séductrice. Suivant notre humeur, l’une prend le pas sur l’autre.
Quand nous les choisissons confortables
Nous nous orientons vers des souliers fonctionnels quand nous nous voulons juvénile, véloce, réactive. Comme Laure, 35 ans : « Il faut que je puisse attraper un bus, partir à l’aventure, courir si besoin est. Il y a certains modèles dont je ne veux pas entendre parler : les mules, par exemple. J’aurais trop peur d’être piégée, que mon talon se coince dans une grille. » François Feijoo, P-DG d’André, l’enseigne de chaussures, confirme que la fonctionnalité fait partie des exigences des clientes et que la marque étudie de plus en plus le sujet : « Nous avons décidé de nous concentrer sur le fait de pouvoir marcher confortablement avec de jolis modèles. Ils ne doivent pas être des instruments de torture. Il faut respecter le pied. »
Comme les hommes, les femmes veulent elles aussi enfiler des bottes pour parcourir sept lieues. Cet hiver, le chausseur a très bien vendu des bottes western dont il avait beaucoup travaillé le chaussant (la cambrure la plus agréable pour le pied). Cette forme a remporté tous les suffrages pour sa fonctionnalité, mais aussi parce que « l’époque est très agressive et les bottes protègent », assure la créatrice Nathalie Elharrar, qui a fondé la marque La Rare.
Valérie, 42 ans, achète toujours des chaussures dans lesquelles elle se sent « bien, immédiatement ». Le jour de son mariage, elle a envisagé de quitter son statut de jeune femme solide, les pieds sur terre. Elle avait pensé se jucher sur des hauts talons, ce qui l’a considérablement fragilisée et déséquilibrée : « C’était l’angoisse. J’ai acheté deux paires d’escarpins : des rouges que j’ai essayé de “briser”, sur les conseils de la vendeuse.
En vain. Et une autre, avec des talons différents, mais ça n’allait pas non plus. » Sa robe, se souvient-elle, avait été beaucoup plus simple à choisir. Après avoir couru partout, elle a finalement dit « oui » à plat, en ballerines, mais dorées. Élisabeth, 40 ans, à l’allure de femme enfant, se sent, elle, totalement libre en Converse blanches : « C’est mon sésame. Je circule partout avec : tant dans le désert que dans les palaces parisiens. C’est un signe de peps, de jeunesse, de ressort, de facilité. »
Être à l’aise dans ses pompes ne va pas de soi. Explications de la psychiatre, philosophe et psychanalyste Vannina Micheli-Rechtman, auteur de la La Psychanalyse face à ses détracteurs (Aubier, 2007) : « Le pied, c’est la fin de notre corps, de la représentation, il nous termine. La chaussure fonctionne comme une protection, c’est le vêtement du pied qui tend à refaire l’enveloppe, autrement dit : un dedans et un dehors. »
Elle pare à la fragilité de l’image, « ponctue la tenue, donne la touche finale », confirme la psychiatre et psychanalyste Catherine Joubert (Déshabillez-moi chez Hachette Littératures, “Pluriel”, 2007). C’est un peu comme les pantoufles de vair de Cendrillon : une affirmation de notre part de princesse, une synthèse du style que l’on veut se donner.
Quand nous les voulons séductrices
Nous vivons dans une société de poseurs, constate Nathalie Elharrar. Il faut être sa propre création, que la composition soit parfaite, assortie au portrait que l’on veut donner de soi-même. » Le succès des escarpins très fins portés par Carrie Bradshaw, l’héroïne de la série et du film Sex and the City, souligne à quel point la vogue des talons aiguilles est emblématique d’une femme moderne capable de s’entraver pour prouver sa pleine maîtrise d’elle-même. Elle exprime, avec sa capacité à masquer la douleur, toute sa dualité : elle est forte et fragile à la fois.
Ces parures d’ambitieuse sexy chic suscitent beaucoup de convoitise, assurent stylistes et industriels, qui les déclinent dans des couleurs plus vives les unes que les autres : rouge intense, rose shocking, citron, lilas…
Oser cette version extrême du traditionnel escarpin revient à proposer un concentré maximal de séduction. Selon Nathalie Elharrar : « On ne se dit pas : “Cette femme a de belles chaussures.” Mais tout simplement : “Cette femme est belle.” » Le soir, Monique, 45 ans, enfile des chaussures « impossibles, des escarpins qui me grandissent, me donnent de l’allure et dessinent une belle silhouette ». Dans la journée, elle se hisse un peu moins, mais à peine (dix centimètres) : « J’exerce un poste à responsabilités dans un milieu misogyne et j’aime me jucher, regarder les autres dans les yeux, voire du haut vers le bas. »
Avec des talons hauts, nous voulons voir et être vues. C’est notre ego qui s’exprime : « Je suis là. Regardez-moi. Je ne suis pas n’importe qui. » À partir de neuf centimètres, une image de femme en majesté surgit et confirme un virage très sexuel : « Cette mise volontaire sur piédestal, cette hauteur obligent à rentrer le ventre pour que la ceinture abdominale tienne le dos. Les seins et les fesses ressortent, ce qui nous érotise », affirme Nathalie Elharrar.
De son côté, Daniel Régnaut, directeur de collection chez André, a constaté que nous étions de plus en plus « libérées », que nous jouions sans tabou avec des fantasmes jugés jusqu’à il y a peu sulfureux : « Les femmes sont beaucoup plus audacieuses depuis cinq ans. Elles osent la couleur et les talons parce qu’ils sophistiquent, sexualisent. »
Quand elles nous rendent invincibles
Notre imaginaire érotique est aussi bien enclenché par les déclinaisons sexy de bottes. Lacées, à talons aiguilles, cuissardes, elles se sont transformées en armures qui serrent les jambes comme un corset, affinent tout en dissimulant. « Ce qui cache excite l’envie de voir, de toucher, déclare Nathalie Elharrar. Tout comme avec la lingerie complexe, l’homme va devoir franchir une barrière, un obstacle avant d’accéder au reste… »
Claire, jolie blonde de 25 ans, gambade sur des bottes moulantes de sept centimètres de haut : « Quand je suis arrivée à Paris, j’avais peur de ne pas être à la hauteur de mes ambitions : réussir et ne plus dépendre de mes parents. Je menais de front petit boulot et études, et je me voulais offensive. À cette époque, je mettais tout le temps des bottines blanches à bouts pointus, à talons hauts et fins. Je les chaussais pour aller démarcher des employeurs potentiels. Plus j’avais besoin de courage, plus je me disais que mes bottines allaient m’aider à les convaincre. Je souffrais atrocement, mais cela ne me dérangeait pas. Au contraire. Ça me galvanisait. Aujourd’hui, je me suis calmée, mais je porte toujours des bottes pointues. Elles m’aident à incarner cette combativité qui m’anime. » Avec ces appendices pénétrants, elle affirme sa puissance forgée sur un maintien parfait et se donne la sensation de pouvoir franchir tous les obstacles. Conclusion du psychiatre et psychanalyste Patrick Lambouley : « Les chaussures, c’est un mensonge et c’est bon de se mentir. Quand nous le savons, nous en jouons et les portons avec style. »
Source Psychologies.com