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Monsieur le président, dans quelques jours, sous votre impulsion, le Mali va fêter avec faste et éclat le cinquantenaire de notre indépendance. La chose est d’autant plus vraisemblable que l’on a mis en place une structure ad hoc de pilotage et que moult effets d’annonce (et même moult passages à l’acte) semblent nous faire acheminer vers un feu d’artifice de très grande ampleur.

La question que j’aimerais partager aujourd’hui avec vous est la suivante : le jeu en vaut-il vraiment la chandelle ? Plus prosaïquement, le Mali a-t-il des raisons suffisantes pour mettre autant de moyens, d’énergie et de zèle dans la célébration de cet événement ? En attendant d’avoir votre réponse à cette question, la mienne est non.
Certes, Emile Durkheim professait que la survie d’une nation passe nécessairement par des tels instants de frémissements, d’extase et de communion. Mais cela présuppose l’existence d’un idéal commun, d’une mystique commune.
Or tout montre qu’après 50 ans d’indépendance, l’autre moitié du Mali se meurt et la simple décence interdit à celle qui vit encore de danser sur le corps de la moribonde. Et quand je parle de l’autre moitié du Mali, l’on sait que je suis dans la métaphore et dans l’euphémisme, histoire de rester collé à la formule choc de Susan Georges (« Comment meurt l’autre moitié du monde »).
En fait, c’est une petite minorité qui a trouvé son compte dans cette affaire d’indépendance et qui peut s’éclater dans les saturnales qui se préparent avec tant de frénésie. Mais même cette minorité (et surtout cette minorité) a perdu la fierté d’être malienne : elle va ailleurs pour enlever ses hernies et traiter ses urticaires, faire accoucher ses femmes pour donner à sa progéniture d’autres nationalités, y faire éduquer ses enfants et y faire planquer ses pécules prélevés sur les richesses nationales.
Modibo Kéita et ses semblables qui ont donné leur vie pour l’indépendance, la dignité et la fierté de ce pays versent sûrement des larmes amères dans leurs tombes. Mais comment donc se meurt l’autre moitié du Mali ? Comment en est-on arrivé là ?
1. A cause essentiellement de la fausseté du contrat social qui fonde le pouvoir politique de ce pays.
Le contrat social est faux, car les leaders politiques de ce pays, à quelques exceptions près ont eu essentiellement comme préoccupation non pas la refondation d’une nation sur les valeurs qui avaient permis son émergence il y a quelques siècles, ni même sur les valeurs universelles qui autorisent le progrès, mais la parodie d’une renaissance faussement drapée dans les accoutrements d’institutions de vitrine qui n’ont même pas la capacité d’assurer un fonctionnement minimum à la viabilité d’un ensemble géopolitique moderne.
Ce qui a permis toutes les dérives actuelles (corruption, gabegie, concussion, clientélisme, etc.) qui ont amené ce pays à la faillite et le cantonnent dans le peloton de queue des pays de ce monde. La puanteur, c’est la puanteur, affectionnait de dire un de mes maîtres ; l’on a beau faire, l’on peut s’y faire.
En dépit d’un matraquage médiatique sans relâche, d’un maquillage permanent des réalités de ce pays, d’un conditionnement subtil des populations et d’un bâillonnement raffiné de ceux qui pensent autrement, la réalité est que ce pays reste à la traîne :178e pays sur 182 du point de vue de l’IDH malgré deux grands fleuves, trois grands barrages, malgré l’un des cheptels les plus abondants de toute l’Afrique, malgré l’or, malgré tant de richesses culturelles… et malgré tant de milliers de milliards de F CFA quémandés auprès des partenaires depuis l’indépendance !
2. A cause de sa très mauvaise gouvernance : le Bureau du Vérificateur général a été mis en place en 2005. Son rapport de 2006 faisait état d’un manque à gagner de l’ordre de 100 milliards F CFA pour l’Etat malien. Cinq ans après, le même BVG constate le même ordre de grandeur de pertes financières. On peut en déduire tout bêtement que l’action du BVG n’est pas dissuasive. Et l’on sait pourquoi : parce que ce pays a fait le choix de l’impunité. Il paraît que l’on ne veut humilier personne ?
C’est que l’on oublie tous ces citoyens ordinaires qui, du fait qu’ils sont grugés dans la répartition des revenus de la nation par une pègre en col blanc nichée dans les hautes sphères de l’Etat, sont humiliés tous les jours parce qu’ils sont à la lisière de la survie. Comment peut-on prétendre maintenir l’unité d’une nation quand certains boivent la bière et laissent à d’autres la corvée de proférer les propos d’ivrogne ? Un de nos concitoyens disait il y a peu : « … Le problème de fond demeure la corruption. Personne, en tout cas pas moi, ne peut demander à un enseignant du supérieur, d’aller payer péniblement le loyer pour habiter dans une des multiples maisons construites par un de ses anciens élèves égaré dans l’administration comme secrétaire général, chef de cabinet, Daf ou je ne sais quoi. La corruption dans notre pays a créé des oppositions de groupes professionnels à groupes professionnels, des oppositions violentes de personne à personne. Cela est grave et le gouvernement est tout à fait responsable. Pourquoi ? Parce qu’il a les moyens de le savoir et surtout, il est le seul à détenir les moyens y compris la force de mettre fin à l’appropriation individuelle du patrimoine national par une petite poignée d’individus dont les principaux sont connus et identifiés (…) Le travail rémunéré n’est plus la source première de revenu mais la corruption, c’est à dire l’argent qui circule sous la table et la nuit. Quoique tous les Maliens peuvent voir en plein jour ce qu’une partie de cet argent a servi à acquérir (…) ».
Qui est l’auteur de ces propos ? Un exclu du système ? Un aigri social ? Un marginal désaxé ? Un paumé ? Un opposant de type primaire ? Vous n’y êtes pas. Il s’agit d’un des intellectuels les plus brillants de ce pays, professeur de mathématiques à Pittsburgh, aux USA, M. Dialla Konaté.
3. A cause de l’échec de sa politique de défense et de sécurité : le Nord-Mali, c’est, connu est devenu une passoire où les avions atterrissent et décollent à l’avenant, où la drogue circule à foison, où les aventuriers de tout bord viennent écluser leur thé sur le sable quand ils sont traqués ailleurs, exécuter tranquillement ou libérer leurs otages comme bon leur semble. Certes nous partageons cette pénible condition avec d’autres pays sahélo-sahariens. Mais c’est bien notre pays qui constitue le point de faiblesse indiscutable de ce vaste ensemble. Et pourtant, que d’hommes en uniforme avons-nous !
Mais ceux parmi eux qui sont prêts à mourir tout de suite pour que les autres vivent ne sont pas majoritaires, tant on a clientélisé le recrutement et la promotion, tant on a favorisé le clinquant et le tape-à-l’œil au détriment de l’équipement, de l’efficacité et de l’engagement patriotique ! La question du Nord est celle dont la résolution conditionne plus que tout autre paramètre la survie du Mali en tant que nation dans sa configuration actuelle. C’est pour avoir mal intégré cette donnée géopolitique essentielle que le pays est en train de perdre le pari de la défense de l’intégrité du territoire et de la sécurité et de se voir inscrire sur la liste rouge des pays non sûrs, non fréquentables ! Un autre gâchis aux conséquences incalculables, que nous mettrons du temps à réparer !
4. A cause de l’échec de son système éducatif : l’arbre ne nous fera pas cacher la forêt. Notre système éducatif ne pourra jamais tirer le Mali vers le haut du fait même de son formatage qui vise essentiellement à reproduire une « élite » qui ne rêve que d’un dirigisme morbide au sein d’une administration parasite et prédatrice. Trois ou quatre éléments sont assez révélateurs :
– malgré tous les plaidoyers, malgré l’expérience hautement positive de la pédagogie convergente, malgré le succès de l’alphabétisation fonctionnelle, le Mali refuse obstinément d’introduire les langues nationales dans son éducation de base et de créer un environnement linguistique pertinent (comme la bilinguisation des affichages, panneaux indicateurs, panneaux publicitaires, actes administratifs et autres documents officiels). Cette politique antinationale a des conséquences majeures : l’augmentation des déchets scolaires et le maintien de la majorité de nos concitoyens dans l’ignorance et l’obscurantisme, donc dans l’exploitation. Parler de développement dans ces conditions relève du vœu pieux. Sinon de l’hypocrisie : il n’est un secret pour personne qu’il n’existe pas sur la terre un pays qui s’est développé avec une langue étrangère.
– la non congruence de l’école aux besoins des populations. Notre système éducatif continue à produire en priorité des gens qui, après 12 ans d’études générales n’ont aucune compétence professionnelle et rejoignent l’armée des chômeurs en cas d’échec au baccalauréat. Quel immense gâchis ! Nous aurions pu former et accompagner tant de jeunes dans les filières de productions végétales (agriculteurs, maraîchers, sylviculteurs ….), de productions animales (de l’apiculture à la pisciculture, en passant par la production de lait et laitages et des chairs de tous genres, le dressage des chiens, etc.), d’aménagement du territoire, d’organisation des coopératives ! Quel nombre incalculable de corps de métiers constitués d’agents compétents, du plombier au paysagiste aurions-nous pu mettre en place en faisant preuve d’une créativité minimale au lieu d’être obnubilé par la formation d’agents fonctionnarisés dès les langes !
– le sabordage de l’enseignement supérieur et de la recherche scientifique. L’université est libre par définition. Il est évident qu’il y a une condition sine qua non à cette liberté, c’est l’impérieuse nécessité de mettre l’universitaire à l’abri du besoin. Il nous semble donc indispensable de procurer à l’universitaire des motivations adéquates. Mais cela doit être assorti de la nécessité de conjurer tout risque de fonctionnarisation du système pouvant aboutir à la mort de l’esprit de compétitivité : l’évaluation de l’universitaire doit être régulière et basée essentiellement sur les résultats de ses travaux de recherche. Ce qui présuppose qu’il soit nécessairement un chercheur. Que voit-on au Mali ? La clochardisation des professeurs d’université par les salaires les plus bas de la sous-région, le galvaudage de la fonction, le manque de formation continue, le manque de considération sociale, la politisation des promotions. Inutile d’espérer que la recherche devienne dans ces conditions un des moteurs de la croissance.
M. le président, le meilleur chantier que vous auriez pu mettre en œuvre aurait été celui-la : contribuer à faire acquérir à la jeunesse malienne des compétences susceptibles de lui assurer son pain d’aujourd’hui et de demain. C’est le pari que les Japonais et les Suisses qui n’ont ni or ni pétrole ont fait. C’est le pari que les Chinois qui construisent actuellement nos routes et nos échangeurs ont fait (et dire qu’ils n’ont eu leur indépendance que 11 ans seulement avant nous !) C’est le pari que le Rwanda, le Sénégal et Maurice sont en train de faire.
5. A cause de l’échec de sa politique agricole : c’est une honte et une imposture que le Mali s’attable avec des pays comme le Tchad, le Niger, le Burkina Faso dans des institutions comme le CILSS et tendre la sébile pour recueillir l’aumône consacrée à ceux qui ont faim. Car aucun de ces pays ne dispose de 3 barrages, dont celui de Markala, potentiellement capable à lui seul d’irriguer 1 million d’hectares par simple gravité, phénomène unique dans toute l’Afrique.
Mais on ne peut s’attendre à d’autres résultats dans un pays où l’Office du Niger supposé être capable de nourrir toute l’Afrique de l’Ouest ne sert qu’à entretenir un fonctionnariat flemmard et corrompu qui, au fil des années d’indépendance, a laissé se boucher les canaux d’irrigation, se détériorer les ouvrages, se saliniser les terres, tout en continuant à extorquer consciencieusement aux paysans les redevances d’eaux et à rouler en carrosses de luxe pour visiter la zone, comme pour narguer ces nouveaux pauvres dont ils siphonnent les revenus.
Il faut avouer qu’ils ont de qui tenir, ces cadres agricoles pour leur goût du luxe : on leur a fait comprendre à eux et à bien d’autres que ce n’était point péché capital, dans un des pays les plus pauvres du monde, de rouler en Hummer, quand bien même les partisans d’Arnold Schwarzenegger l’ont obligé à descendre de cette voiture après l’avoir qualifiée d’anti-écologique et de symbole du gaspillage, de l’exhibitionnisme, de la vanité ! Faut-il rappeler que la Californie, fief de Schwarzenegger, aurait été classée comme 8e puissance mondiale si elle avait été un pays indépendant ? Et pourtant son gouverneur a été contraint à cet exercice de bonne gouvernance et d’humilité ! Il y a une morale, même en politique.
Nos agriculteurs sont donc dans la misère et cela à travers tout le territoire. Parce qu’ils n’ont pas accès à l’encadrement, parce qu’ils n’ont pas accès au crédit, parce qu’ils n’ont pas accès aux marchés pour leurs maigres productions de basse rentabilité. Et parce qu’ils n’ont même pas la sécurité foncière sur leurs terres ancestrales. Ils sont de plus en plus expropriés de leur seul bien, la terre, soit de façon insidieuse par le biais de dispositifs légaux scélérats, soit de façon brutale, sans fard. Banco, Sanamadougou, Tiongoni et tant d’autres localités sont là pour nous le rappeler ! Non, il ne fait pas bon d’être paysan au Mali !
Il ne fait pas bon d’être éleveur non plus. Le flou dans la gestion des patrimoines communaux, la cupidité des nouveaux riches qui veulent s’attribuer toutes les terres après avoir vidé les caisses publiques, le sabotage systématique des filières, le parcours désastreux des éleveurs soumis à toutes sortes de racket ont créé des situations conflictuelles partout sur le territoire national, désagrégé le tissu social entre pasteurs et paysans et mis le secteur à terre.
Avec près de 20 millions d’ovins et plus de 9 millions de bovins, ce pays, le Mali est celui-là qui importe annuellement des produits laitiers à hauteur de 5 à 10 milliards F CFA, et ne peut même pas justifier un disponible exploitable de 20 % de son bétail ! Et pourtant des pays moins nantis que nous dans le domaine arrivent à exporter leurs produits finis en Occident à force de travail ! C’est le cas du Botswana par exemple !
Non, même si on continue à pousser la chansonnette sur les ondes nationales pour faire son apologie, le monde rural malien est celui des forçats qui n’ont même pas accès à d’autre horizon pendant l’hivernage, parce que ce pays n’a prévu des routes que pour le confort des citadins ! Il faudra bien qu’on justifie un jour les 14 % du budget national qui sont, paraît-il, consacrés à l’agriculture !
Voilà à peu près, M. le président comment meurt l’autre moitié du Mali. Vous conviendrez avec moi qu’il n’y a pas lieu de trop se réjouir d’une telle situation ! Non, cinquantenaire ou pas, il n’y a pas lieu de se taper la poitrine et de convoquer les harpes pour danser le niagaran foli dans ces conditions. Tout au plus, nous devrions formuler la promesse de danser le mariba yassa, si le pays s’en tirait un jour !

Bonne fête du cinquantenaire quand même !

Abdoul Traoré dit Diop

(président de l’ADJ)

20 Septembre 2010.