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La création de l’Université Kankou Moussa révèle les lacunes des textes en vigueur sur la question.La polémique autour de la création de l’université Kankou Moussa, une faculté privée de médecine, remet à l’ordre du jour l’épineuse question de l’organisation de l’enseignement privé dans notre pays.

jpg_kankou-moussa.jpgLe projet irrite des enseignants de la Faculté de médecine, de pharmacie et d’odonto stomatologie (FMPOS) qui notent qu’en la matière, il existe des fondamentaux imprescriptibles et non négociables. L’enseignement privé, reconnaissent-ils cependant, peut constituer une alternative à la formation des ressources humaines. Mais, soulignent-ils aussitôt, la médecine requiert beaucoup plus d’exigences qui ne permettent pas pour l’heure de libéraliser l’enseignement de la médecine.

Dans les pays développés qui constituent des références, il n’existerait pas de facultés privées de médecine. Là où l’expérience a été tentée en Afrique, elle a été plus tard abandonnée. C’est le cas en Mauritanie où les autorités ont fini par ordonner en novembre dernier la fermeture de la « Faculté de médecine de l’université libre de Nouakchott « .

Celle du Sénégal serait en passe de l’être. L’Association des élèves et étudiants (AEEM) de la FMPOS, dans une lettre expédiée en octobre dernier au ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche scientifique, protestait contre la création de cet établissement privé. Les promoteurs de l’université Kankou Moussa, pour justifier leur démarche, exhibent des clauses du traité de l’OHADA dont le Mali est signataire et la loi 94-032 portant statut des établissements privés d’enseignement et son décret d’application 94-276 fixant les modalités d’application de la loi portant statut de l’enseignement privé.

Ces instruments, rappellent-ils, accordent à tout citoyen le droit de créer son entreprise. Le Pr Sinè Bayo, le directeur de l’Université Kankou Moussa, indique avoir soumis aux autorités compétentes un dossier en bonne et due forme de création de cet établissement d’enseignement supérieur le 2 avril 2009. L’autorisation a été notifiée aux promoteurs le 30 juin par un arrêté du ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche scientifique. Des entretiens avec le ministre et ses collaborateurs ont ensuite permis, rapporte-t-il, d’aplanir les préoccupations en ce qui concerne les modalités d’inscription, l’organigramme de l’établissement, ainsi que les questions liées au stage des étudiants dans les centres hospitaliers universitaires (CHU) et l’utilisation des enseignants vacataires. À défaut d’effectuer leurs stages dans les CHU, les étudiants de l’université Kankou Moussa le feront dans les cliniques privées, les hôpitaux régionaux et les centres de santé de référence (Csref). Ce choix n’affectera-t-il pas la qualité de la formation ? Non, assure le professeur Bayo qui réfute aussi le moindre problème avec le numerus clausus en vigueur à la faculté de médecine.

Le numerus clausus a été instauré, explique-t-il, pour ménager une adéquation entre les effectifs d’encadrement et les structures de formation. Le Dr Idy Cissé, chef du service de rhumatologie de l’hôpital du Point et enseignant à la FMPOS, juge à ce propos qu’il ne peut y avoir une médecine à deux vitesses. On ne peut pas appliquer le numerus clausus dans le public et laisser l’argent faire la loi au niveau de cette faculté privée. « L’État a l’obligation d’être un arbitre et de donner les mêmes chances à tout le monde », explique cet enseignant qui entend défendre simplement des principes de droits et d’équité. Idy Cissé juge que cette faculté privée de médecine n’est ni techniquement viable, ni humainement acceptable. L’État ne peut, par exemple, accepter que les enseignants qu’il salarie, y donnent des cours durant heures légales de travail. La direction de l’université privée développe des arguments contraires. Sinè Bayo rappelle que même la FMPOS fait appel à des compétences extérieures.

« Nous aurions pu faire venir des collègues de l’extérieur mais ceux de l’intérieur en seraient frustrés. Mieux le statut de l’enseignement supérieur reconnaît 6 heures obligatoires de cours par semaine pour un professeur, 8 heures pour les maîtres de conférence agrégés ou non, 10 heures pour les maîtres-assistants et 12 heures pour les assistants. En dehors de ces heures, l’enseignant est libre. Nous avons établi l’emploi du temps de notre Faculté en fonction de ces horaires, indique Sinè Bayo.

Dans son établissement, les étudiants devront passer un test probatoire pour s’inscrire. Pour les recalés de la FMPOS pour cause de numerus clausus, l’admission est subordonnée à l’obtention d’une moyenne égale ou supérieure à 11 sur 20”.

Idy Cissé pointe ici le risque de la double inscription. Ceux qui ont les moyens pourront, de son point de vue, s’inscrire à la fois dans les deux facultés, histoire d’avoir deux fers au feu. Les divergences persistent sur l’équivalence ou l’homologation des diplômes de l’université Kankou Moussa. Sinè Bayo assure que l’établissement travaille sur la base de référentiels du Conseil africain et malgache de l’enseignement supérieur (CAMES) et soutient que lorsqu’un établissement est dûment accrédité par les pouvoirs publics, ses diplômes sont reconnus.

Idy Cissé est d’un tout autre avis. La faculté privée de médecine ne peut, estime-t-il, délivrer de diplôme de médecin dans notre pays. Cela relève des seules prérogatives de l’État. Le Pr Ousmane Doumbia qui enseigne lui aussi à la FMPOS, préconise de poursuivre la réflexion sur le bien fondé de la question et le cas échant adopter toutes les mesures propres à garantir une formation adéquate. Un autre enseignant de la FMPOS qui a requis l’anonymat, se montre proprement indigné par la création de cet établissement. Son « maître », le Pr Sinè Bayo, et ses associés n’ont, de son point de vue, pas suffisamment mûri leur projet.

La médecine a des exigences parce que c’est une discipline qui s’exerce sur l’être humain. Il faut donc assurer les meilleures conditions de formation aux ressources humaines. Au delà de ces analyses croisées et divergentes, la création de l’université Kankou Moussa révèle les lacunes et insuffisances des textes législatifs et réglementaires en matière de libéralisation de l’enseignement de la médecine dans notre pays.

Les spécialistes en appellent donc à la clairvoyance et à la réactivité de l’État pour corriger ce qui doit l’être et clarifier le rôle et la place des uns et des autres.

Bréhima Doumbia

L’Essor du 15 Février 2010.