Mme Haïdara Aïchata Cissé a été secrétaire général adjoint de l’Intersyndical des travailleurs d’Air Afrique. Aujourd’hui, elle est directrice générale de l’agence de voyages Wani Tours de Bamako. Pour elle, évoquer Air Afrique revient à rouvrir une plaie béante qui refuse de cicatriser.
« Les conditions de liquidation étaient vraiment déplorables. En tant que syndicaliste, nous avons interpellé les chefs d’Etat pour qu’ils se rendent compte de la gravité de la situation et nous leur avions dit que liquider Air Afrique était une chose à ne pas faire pour la simple raison qu’Air Afrique était un exemple unique au monde. Pendant que nous essayions de maintenir la compagnie, les autorités se disaient que la meilleure des choses à faire était de la liquider », témoigne-t-elle.
La situation de la société, reconnaît-elle, était déplorable, mais elle pouvait être sauvée avec un peu de volonté politique et de clairvoyance. « Au moment où on nommait Yves-Roland Billecard à la tête de la compagnie, elle était récupérable, mais on a compris par la suite que la mission de Billecard était non pas de la redresser mais de la liquider. Car avant lui, Aoussou Koffi avait demandé le licenciement de 800 personnes, les chefs d’Etats ont refusé. Celui qui lui a succédé a demandé le licenciement de 700 personnes, ils ont refusé. Mais Yves-Roland Billecard a demandé la tête de 1014 personnes, ils ont accepté. Et puis Yves-Roland avait 39 millions de F CFA de salaire. Sa cave de vin était climatisée 24 h sur 24, le salaire de son boy était effarant, ses enfants voyageaient toujours en 1re classe. C’était du vol organisé, du gâchis ! Il faut que les Africains comprennent qu’il ne faut pas forcément le Blanc pour régler leurs problèmes. Il faut qu’on soit un moment responsable. C’est Yves-Roland Billecard qui a contribué à tuer la compagnie », affirme-t-elle.
Et pourtant le syndicat avait attiré l’attention des chefs d’Etat. « Au cours d’un sommet des chefs d’Etat à Brazzaville, j’ai mis des notes dans les casiers de chacun d’entre eux en les interpellant en ces termes : ‘je vous en prie pour l’amour du Ciel, ne liquidez pas Air Afrique, restructurez-la. Si nous sommes parmi les personnes à licencier, licenciez-nous et garder Air Afrique’ ! parce que je savais que ces mêmes pays ne se remettraient jamais ensemble pour recréer une autre compagnie à l’image d’Air Afrique », explique l’ancienne syndicaliste.
Quatre décennies sans crash
Malgré les mises en garde du syndicat, des travailleurs, les chefs d’Etat signent la liquidation de la société. « Ce jour, se rappelle-t-elle, nous nous sommes réunis de 15 h à 2 h du matin, personne n’a pu dire un seul mot parce que nous avions l’impression que nous, nous voyions des choses que nos responsables, censés voir, ne voyaient pas et qu’en plus ils ne nous voyaient pas en patriotes soucieux du devenir de notre continent ».
Après la résolution des chefs d’Etat, le syndicat voulait l’adoption d’un plan social global pour l’ensemble des travailleurs, ce qui a été rejeté par les Etats qui ont opté pour une gestion de cas par cas. Ainsi, au Mali, les autorités nationales ont pris la situation en main en dédommageant à 100 % tous les travailleurs nationaux et étrangers. En plus du paiement de leur droit, le gouvernement a accepté de les garder à la régie de l‘aéroport international de Bamako-Senou comme des travailleurs d’Air Afrique. Ce qui explique la présence des Togolais, Béninois et Tchadiens à l’aéroport.
Les Maliens qui travaillaient à l’extérieur ont été également rappelés à la régie après paiement de leur droit et frais de rapatriement. Tel n’a pas été le cas dans certains pays où des ex-travailleurs sont devenus méconnaissables. « A Lomé par exemple, c’est la catastrophe. Les travailleurs ont été laissés à eux-mêmes avec des arriérés de salaire de 11 mois. Il y en a qui sont devenus des mendiants, d’autres des personnes ne jouissant plus de leur faculté mentale. Le dernier directeur commercial d’Air Afrique au Mali, M. Robert est mort en causant avec des copains. En Côte d’Ivoire, les autorités ont dédommagé les nationaux et renvoyé les expatriés. Mais aujourd’hui à Abidjan, il y a d’anciens haut cadres d’Air Afrique qui se baladent sous l’ancien immeuble avec des habits déchirés, c’est regrettable. Au Sénégal, les droits des travailleurs ont été payés. Moi, j’ai perdu mon enfant de trois mois au cours d’une marche ici au Mali. Des policiers nous ont jeté des gaz lacrymogènes au niveau du ministère des Finances. C’est vraiment regrettable », témoigne Mme Haïdara.
Elle affirme que tous les bons cadres, techniciens et ingénieurs d’Air Afrique ont été récupérés par Airbus Industrie de Toulouse. « Techniquement, Air Afrique est la seule compagnie au monde qui, après 40 ans d’existence, n’avait pas enregistré un seul crash. Ses techniciens étaient des professionnels responsables, ils préféraient mettre l’avion en retard que de le laisser partir avec un petit problème », soutient-elle.
Air France en cause
Les responsabilités sont partagées. D’abord, Air France qui aurait contribué à mettre définitivement à plat ventre sa compagnie sœur Air Afrique. « Air France a acheté 4 Airbus pour faire le New York et le Moyen-Orient. Quand elle s’est rendue compte qu’elle n’avait pas besoin de ces avions, elle les a filés à Air Afrique par l’intermédiaire de Billecard sachant bien qu’Air Afrique n’avait pas les moyens de payer 4 Airbus en dollars. Quatre mois après, on dévalue le F CFA et le prix d’achat de ces avions est passé du simple au double. Voilà ce qui a tué la société », dénonce Aïcha.
Les Etats sont accusés d’avoir donné naissance à un fils pour lui tourner aussitôt le dos. « Ce qui intéressait les Etats, c’était de venir prendre tous les jours 500 000 F dans la caisse et repartir. Il n’y avait aucun contrôle. Les gens préféraient faire des interventions, embaucher la fille de tel ou tel ministre, sa copine, sa sœur. Pis, les Etats ne prenaient les billets chez Air Afrique que par bons, qui n’étaient jamais payés. Et puisque Air Afrique et Air France étaient en pool, ils prenaient le billet chez Air Afrique par bon pour aller voyager sur Air France, Air France facturait alors Air Afrique pour un billet qu’il n’a pas encaissé », explique-t-elle.
Elle dénonce également une certaine jalousie par rapport au traitement de faveur dont bénéficiaient des travailleurs d’Air Afrique. « Nous avons interpellé les autorités, en vain. On nous qualifiait au niveau du syndicat d’enfants gâtés. Un jour, un ministre m’a dit ceci : ‘ vous vous fatiguez, vos salaires sont plus élevés que les nôtres, c’est inconcevable’ ! ».
Enfin, des employés d’Air Afrique, accusés de pratiques peu orthodoxes qui ont contribué à mettre à genoux la société. Ils adoptaient des enfants d’autrui pour les faire voyager gratuitement. Ils se mettaient également au service des importateurs pour transporter leurs produits. Ces commerçants n’avaient plus besoin de voyager pour faire des achats, ils sous-traitaient avec des agents de la compagnie.
« Quand l’Intersyndical a dénoncé ces faits, on a été vite impopulaires, parce qu’on touchait à l’intérêt des travailleurs », regrette l’ex-syndicaliste, toujours éplorée par la disparition de la société : « Les pères de l’Indépendance ont eu une idée originale en créant cette société. Ceux qui l’ont liquidé ont aujourd’hui regretté, car Air Afrique était un exemple unique dans le monde. La seule chose à ne pas faire, c’était de ne pas liquider Air Afrique », dit-elle.
De nombreuses compagnies de transport aérien s’inspirent aujourd’hui de l’expérience d’Air Afrique, à en croire Mme Haïdara. Les anciens responsables reçoivent des Américains et des Français des demandes d’anciens documents d’Air Afrique. C’est pourquoi, soutient-elle, si tout le monde (société civile, travailleurs, la rue) s’était mis ensemble, Air Afrique, le bel outil d’intégration, allait toujours exister.
Propos recueillis par Sidiki Y. Dembélé
14 juin 2006