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Pendant que les autorités en charge de la gestion du patrimoine du chemin de fer se battent pour que le train siffle à nouveau, elles peinent à libérer les servitudes des rails. Sur lesquelles poussent des immeubles

Quinquagénaire, Madou Coulibaly est jardinier à Bakaribougou. Éreinté par le travail abattu sous un soleil mordant, le maraîcher s’assoit sur une chaise sous un arbre. Il se déchausse comme pour laisser ses pieds respirer, se débarbouille et se désaltère. Le soleil, brûlant, est au zénith. À une quarantaine de mètres de là, un troupeau de moutons et de chèvres se dispute l’ombre au pied d’un immeuble en construction. Depuis 40 ans, Madou cultive le même endroit, situé le long des rails. Son terrain, il dit l’avoir hérité de son défunt père qui l’aurait acquis à travers les familles fondatrices de Bamako (les Touré) moyennant le versement d’une somme annuelle. «Mon père exploitait un vaste terrain. Aujourd’hui, je me débrouille sur un petit terrain coincé entre les rails et les immeubles qui continuent de pousser», se plaint-il.

Pour cause, les autorités ferroviaires ont, au fil des ans, notifié à Madou la servitude qui est 25 mètres de part et d’autre des rails. Mais certaines parties sont cédées à de riches commerçants qui y construisent immeubles et boutiques car les maraîchers n’arrivent plus à payer les 500.000 Fcfa de frais de location du terrain. Or, «il y a 20 ans, les autorités ferroviaires nous avaient dit que notre activité ne constituait en aucun cas une menace pour le chemin de fer, par contre la construction de maisons et de boutiques était considérée comme dangereuse. Aujourd’hui, ce sont des immeubles de plusieurs étages qui poussent le long du chemin de fer. Les maraîchers sont considérés comme des menaces», soupire-t-il l’air désespéré. Un petit voyage le long des rails suffit pour confirmer les propos du jardinier. Sur une quinzaine de kilomètres, l’emprise du chemin de fer à Bamako est entièrement occupée. De Moribabougou à «Railda», des constructions en dur : immeubles, maisons, magasins, boutiques, stations-services, vendeurs de bétails, de bois, garages automobiles et autres commerçants détaillants, trônent dans la servitude du chemin de fer. Enseignant à la retraite à Sotuba, Abdoulaye Kanouté observe ce phénomène depuis des années. «Ces constructions illicites bloquent le champ visuel des usagers de la circulation et empêchent les riverains d’avoir accès à leurs maisons», déplore-t-il.

Certains tronçons sont occupés par des services publics. Par exemple au niveau de l’axe rond-point Medina-Coura à Samé, sont installés la mairie du District, une école fondamentale, le Groupement mobile de sécurité (GMS), des terrains de football et basket-ball, etc. Un centre de santé, la Compagnie malienne pour le développement du textile (CMDT), une usine plastique, un bloc de laboratoire relevant du ministère des Mines, sont installés sur le tronçon Bakaribougou-CMDT. Même constat au niveau de la section Boulkassoumbougou-Banconi, Banconi-rondpoint Medina-Coura, Cité des infirmiers-Office des produits agricoles du Mali (Opam)-dépôt Star Oil. Au regard de ce constat, le septuagénaire Bourama Keita, garagiste à Bakaribougou depuis 30 ans, trouve que nos autorités se contredisent dans la gestion courante des affaires publiques. Il y a quelques décennies, il était interdit de construire le long des rails, rappelle le mécanicien. «Aujourd’hui, les rails ont pratiquement disparu. Certaines personnes ont construit même sur les rails», s’étonne-t-il.

Selon lui, des nantis obtiennent des autorisations de construction et font protéger leurs chantiers par les forces de l’ordre. Très souvent, il en résulte de violentes altercations entre populations et riches propriétaires, révèle le garagiste. En certains endroits, des individus enlèvent les rails. Peut-être vont-ils les vendre, déduit un compagnon du septuagénaire. Certaines personnes ont été vues en train d’arracher les rails du sol, précise-t-il. Au marché «railda», les occupants en plus d’être dans l’emprise du chemin de fer, sont confortablement assis sur les rails. Madou Diarra, la trentaine, quelque peu efféminé, est vendeur de fripe. Assis sur une table remplie d’habits d’occasion pour enfants, il présente ses articles à une jeune mère qui a visiblement l’embarras du choix. Au même moment, il aborde d’autres passantes. «Ça fait sept ans que je suis dans ce marché et depuis quatre ans j’ai installé ma table sur les rails», dit-il. Selon lui, depuis des décennies, certains commerçants occupent les rails. À l’approche du train, tout le monde les libère. On entend le bruit du train au loin, ce qui nous laisse le temps de plier bagages. Une fois le train passé, on se réinstalle, relate Fatoumata Diabira. La sexagénaire a installé son petit commerce sur les rails où elle vend de l’encens depuis bientôt trente ans. Installée au même endroit, Maimouna Haïdara, 25 ans, dit savoir qu’il est interdit d’occuper l’emprise des rails.

Interrogé, le directeur national de l’urbanisme rappelle qu’en rase campagne, il est interdit de construire ou occuper 50 mètres de part et d’autre des rails. «En ville, l’emprise du chemin de fer est de 25 mètres de part et d’autre des rails», ajoute Almaimoune Ag Almoustaphe. Une note technique du ministère de l’Habitat et de l’Urbanisme relative «aux occupations illicites de l’emprise du chemin de fer à Bamako», consultée par L’Essor, relève des violations. Dans sa partie -B-, l’emprise prévue par le schéma directeur d’urbanisme pour le raccordement du chemin de fer Bamako -Guinée qui traverse Boulkassoumbougou, Djélibougou, Fadjiguila, Banconi, Sirakoro, Lafiabougou, Taliko, Sebenikoro, Sibirigou a fait l’objet de morcellement et d’attribution de parcelles sans l’aval des services de l’urbanisme conformément à la réglementation en vigueur, dénonce le document. Qui constate que des piquets d’identification des parcelles et des travaux de constructions illicites (soubassements, élévations entamés dans l’emprise) prospèrent sans permis de construire. Dans le cadre du contrôle de la réglementation, la brigade de contrôle en charge de la Commune I a délivré plusieurs convocations avec injonction d’arrêt des travaux, afin de vérifier les documents dont disposent les occupants.
Aussi, «la réunion relative à l’occupation irrégulière des servitudes du chemin de fer», organisée le 26 décembre 2018 par le ministère de la Justice, a également recommandé l’arrêt immédiat de tous les travaux en cours dans l’emprise, une gestion globale de la situation, le déroulement en deux phases des travaux de vérification sur le terrain. Elle avait également suggéré le recensement de toutes les occupations, l’identification des responsables intervenus dans l’établissement des actes délivrés aux occupants, la vérification administrative de la régularité des actes délivrés. Le rapport devrait être déposé le 31 janvier 2019 au plus tard.

Pourquoi ces mesures non pas été suivies d’effet ? «La démolition des constructions dans l’emprise du chemin de fer n’a pas encore eu lieu, car il y a un manque de moyens financiers mais aussi ils sont toujours en attente d’un retour du ministère des Transports concernant leur rapport final sur la situation», répond le directeur national de l’urbanisme, Almaimoune Ag Almoustaphe. Au département en charge des Transports, nos sollicitations sont restées sans suite.
Pourtant, la loi n° 2017-038 du 14 juillet 2017 portant modification de la Loi n° 01-077 du 18 juillet 2001 fixant les règles générales de la construction stipule en son article 44 : «En cas de construction, en violation de la réglementation sur les domaines immobiliers public et privé de l’état ou d’une Collectivité territoriale (…), le représentant de l’état auprès de la Commune concernée doit ordonner la démolition partielle ou totale des constructions aux frais du contrevenant après constat d’un expert immobilier agréé et d’un huissier de justice. Nonobstant la libération des lieux, le procureur peut engager les poursuites nécessaires contre le contrevenant à la réglementation».

Oumar SANKARÉ

Source: L’Essor