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De plus en plus de voix s’inquiètent du poids et de l’influence des « born again » sur l’appareil de cet Etat laïc, où la majorité de la population est chrétienne. 


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La scène se déroule le 25 septembre dans l’enceinte de la State House, la résidence présidentielle kényane, à Nairobi. William Ruto, qui y prend ses quartiers trois semaines après la validation de sa victoire par la Cour suprême, a convié une quarantaine de pasteurs évangéliques. Entre le culte et le déjeuner, le nouveau chef de l’Etat demande une faveur à ses convives : « Priez autour du bâtiment. » Les religieux s’exécutent. A leur tête, le télévangéliste Mark Kariuki, un intime du président, qui déclare vouloir « purifier le lieu » et « prier jusqu’à y chasser toutes les forces du mal ». Dans l’assistance, Rachel Ruto, elle-même pasteure, applaudit. « Ce n’est pas la dernière fois que nous vous invitons, lance-t-elle aux dignitaires pentecôtistes. Vous reviendrez tous les mois. » Depuis, la première dame prêche tous les lundis devant les employés de la State House, et des actions de grâce ont lieu une fois par mois.

Cet étalage de foi fait grincer des dents au Kenya. Githieya Kimari, éditorialiste du grand quotidien The Standard s’est fendu d’une tribune vigoureuse pour rappeler que le pays d’Afrique de l’Est « est une nation laïque » et que « la religion doit être séparée des affaires de l’Etat ». Les observateurs sont d’autant plus inquiets que William Ruto a fait des églises pentecôtistes un allié politique de premier ordre pendant sa campagne, et que la question se pose désormais de leur poids et de leur influence au sein de l’administration.

Stratégie de conquête

Le nouveau président ne le cache pas : il est un chrétien enthousiaste. Vice-président neuf ans durant, de 2013 à 2022, il a embrassé le courant born again (« nouvelle naissance »), allant jusqu’à construire un autel privé au sein de la très officielle résidence du numéro deux du gouvernement. Pendant la campagne, il s’était fait une spécialité de commencer systématiquement ses discours par un sermon, et le soir de sa victoire, le 15 août, il s’était empressé de déclarer qu’il devait « son élection à Dieu ».

Car William Ruto avait fait de sa proximité avec les évangéliques l’un des piliers de sa stratégie de conquête. Entre janvier et juin 2018, il avait fait don de 600 000 dollars (578 000 euros) à ces églises, aussi bien en cash qu’en nature – notamment des voitures. Une somme qui représentait alors douze fois son salaire de vice-président sur la période.

Bien que suspecte, cette générosité a payé : pas moins de deux mille pasteurs de la vallée du Rift ont finalement soutenu publiquement sa candidature à la présidence. Pendant la campagne, le « hustler in chief » (« débrouillard en chef »), comme il se surnomme lui-même, participe à de nombreuses conventions religieuses et ses discours sont abondamment diffusés sur les chaînes de télévision et les pages YouTube des congrégations.

« Ils ont joué un rôle phare pour rallier l’électorat chrétien », qui représente 80 % de la population, note Damaris Parsitau, professeure d’études des religions à l’université d’Egerton, au Kenya. Premier mentor de William Ruto et président de 1978 à 2002, Daniel arap Moi a été l’un des premiers à capitaliser politiquement sur la ferveur religieuse de ses concitoyens. « Dès qu’il était attaqué publiquement, il se rendait dans les églises pour s’adresser aux fidèles. Il leur distribuait beaucoup d’argent », rappelle la chercheuse.

« Si la politique est sale »

Mais William Ruto va plus loin encore. Le 5 mai, en amont du scrutin, un accord a été signé entre la coalition Kenya Kwanza du vice-président et l’Association du clergé pentecôtiste et évangélique du Kenya (APECK). Le texte compte seize propositions censées « promouvoir les intérêts de l’Eglise et du Royaume de Dieu dans notre nation ». Certaines d’entre elles sont explicites : autorégulation des églises, allocation de terres pour les congrégations, nomination de membres du clergé à des postes gouvernementaux, exonération fiscale…

Si le télévangéliste Mark Kariuki ne souhaite pas commenter le contenu de ce pacte, il reconnaît volontiers, dans un entretien au Monde, « suivre attentivement sa mise en œuvre ». Peu importe la séparation de l’Eglise et de l’Etat. « L’Eglise a son mot à dire en politique (…) Certains disent que la politique est sale. Si c’est le cas, l’Eglise doit aider à la nettoyer », affirme le chef de file de la Deliverance Church, qui compte plus de deux cents congrégations au Kenya.

La collusion inquiète, non seulement car les églises évangéliques sont de notoriété publique des lieux où transitent de larges sommes d’argent en cash, mais aussi car elle pourrait permettre aux religieux de peser sur des décisions législatives. « En tant que féministe, je m’alarme des efforts que vont déployer les pentecôtistes contre l’avortement ou la communauté LGBT au Kenya », confie Damaris Parsitau.

Selon la chercheuse, c’est la laïcité dans son ensemble qui est en danger, y compris le système judiciaire. « L’actuelle présidente de la Cour suprême se rend les dimanches dans la même église que la première dame », précise-t-elle. La première juge du pays, Martha Koome, est en effet celle qui a validé la victoire de William Ruto, le 5 septembre. Cette dernière avait alors lancé devant les télévisions du pays : « Ce jugement n’est pas dû à notre force ou à notre pouvoir en tant que tribunal, mais seulement grâce au Dieu fidèle que nous servons. »

Noé Hochet-Bodin

Source: Le Monde