«Les cahiers de charges sont taillés à la pointure des entreprises»
Très en verve, le président de la République, Amadou Toumani Touré, a été particulièrement critique sur la description du phénomène de la corruption au Mali. Les directeurs administratifs et financiers (DAF) des départements ministériels, la direction des marchés publics, les hauts cadres de l’administration, la classe moyenne, les policiers, les électeurs, tous ont été dénoncés par le président de la République, dans un langage clair et franc.
«Le phénomène de la corruption reste persistant. Les directeurs administratifs et financiers sont plus importants que les ministres. Tout le monde est à la recherche des marchés publics. Les passations de marché sont douteuses. Souvent, des cahiers de charges sont taillés à la pointure des entreprises».
Ces propos tenus par le chef de l’Etat, Amadou Toumani Touré, à l’ouverture des Etats Généraux sur la corruption, hier mardi 25 novembre, au CICB, démontre à suffisance l’ampleur du phénomène. Cependant, ATT dit être fier de son pays parce qu’il «n’est pas plus corrompu que les autres. Il a le courage de dire ce qui est mauvais dans la gestion quotidienne et ce qui est mauvais également».
Quelques instants avant l’ouverture officielle des Etats Généraux sur la corruption et la délinquance financière, l’Université Mandé Bukari, dirigé par le professeur Chéïbane Coulibaly, a distribué un document dans la salle, intitulé : «contribution au forum sur la corruption». A la page 2 de cette brochure, on peut lire ceci : «Sous Modibo, les fonctionnaires avaient honte de voler le peuple. Sous Moussa, ils avaient peur de le faire. Avec la démocratie, ils n’ont ni honte ni peur» (propos de rue à Bamako).
Cette citation est vraisemblable et prouve encore, si besoin en était, l’ampleur de la corruption depuis l’avènement de la démocratie au Mali. Ce système de gouvernance protège, il est vrai, les délinquants dans le respect d’un Etat de droit. Ce qui n’était pas le cas sous la dictature et le régime socialisant de Modibo Kéïta.
Pour autant, la démocratie et la bonne gouvernance ne riment pas avec la corruption.
Le président du Comité préparatoire des Etats Généraux sur la corruption et la délinquance financière, l’ancien Premier ministre, Modibo Kéïta, a laissé entendre que «de l’avis général des personnes entendues, il ressort très clairement que la corruption et la délinquance financière constituent, bel et bien, une réalité dans notre pays et affectent la plupart des secteurs».
Auparavant, il avait expliqué la procédure utilisée par le Comité pour arriver aux Etats Généraux. En effet, dès sa mise en place en juin dernier, le Comité a procédé à l’identification de toutes les forces vives et s’est mis à leur écoute à son siège, sur une période d’un mois.
Les entretiens ont porté sur l’identification et la description des manifestations de la corruption et de la délinquance financière, les propositions de solutions visant à combattre le phénomène. Ensuite, les auditions se sont transportées dans les régions. Aucun thème n’a été préalablement soumis aux concertations régionales. Les débats étaient libres. Au sortir de ces rencontres, des propositions courageuses et intéressantes ont été formulées.
Au regard de toutes ces données et des contributions des personnes ressources, le Comité a retenu de cerner et d’analyser le phénomène de la corruption et de la délinquance financière dans plusieurs domaines : les services de l’assiette de l’Etat, la gestion foncière et les marchés publics, l’administration et la fonction publique, l’éducation nationale et la formation, les services judiciaires et la justice, la santé, la gestion des ressources naturelles et culturelles, les déviances dans les valeurs sociétales, la vie politique et institutionnelle, la décentralisation, les forces armées et les services de sécurité, la société civile et la coopération internationale.
La deuxième étape de cette journée a été consacrée au message par voix sonore de la patrie, mère nourricière. Cette voix à la foisdouce et percutante a jeté un froid dans la salle. Ce message a été remis par une petite fille, Oumou Kanté, au chef de l’Etat.
En voici un extrait : «Aujourd’hui, je suis triste, pleine d’amertume à l’idée que toutes mes filles et tous mes fils ne cheminent plus ensemble dans les avenues ouvertes par leurs devancières et leurs devanciers dont le credo était l’amour de la patrie, l’amour des autres, le sacrifice de soi pour les autres. Je suis triste à l’idée que, de plus en plus, mes filles et mes fils, sans gêne, tirent de mes mamelles endolories plus de lait qu’ils ne méritent et poussent la multitude dans les serres du stress et de la détresse, de la misère morale et matérielle. Je suis triste à l’idée que l’impatience, la cupidité, l’égoïsme poussent certains de mes filles et de mes fils à tout vouloir pour eux seuls et rien pour les autres, me faisant ainsi courir le risque d’être incapable d’assurer à l’avenir, une existence heureuse aux jeunes générations, comme le souhaitent toutes les mères».
En réponse à ce message, ATT dira que la patrie nous parle, accuse, met en garde, réconforte, rassure et invite à rendre une petite parcelle de ce qu’elle nous a donné. Le chef de l’Etat estime que la corruption est à la base de cette tristesse et bien sûr, «ceux qui ont décidé de manger une partie de ton avenir, empêchant la création d’écoles, de centres de santé et la promotion de l’emploi. Cette tristesse est également causé par ceux qui ont décidé de servir leurs familles et proches au détriment de la nation».
Abordant son discours, le président ATT s’est exprimé en ces termes : «…Mais avant d’en venir aux contours et visages de la corruption, il convient de rappeler quelques évidences : il n’y a pas de corruption sans corrupteurs et corrompus. La question se pose de savoir de quel côté vient ce mal qui gangrène nos sociétés ? Vous comprenez aussi que le défi n’est pas de se quereller autour des responsabilités des phénomènes. Le défi, c’est de comprendre les facteurs qui favorisent la corruption et d’expliquer pourquoi il est nécessaire et même vital pour un pays comme le Mali et un continent comme l’Afrique de combattre la corruption sous toutes ses formes. Enfin et c’est le plus important, comment combattre durablement et efficacement la corruption ?».
A en croire ATT, la lutte contre la corruption ne doit pas se limiter à l’indignation morale ou à la dénonciation outrée. Une des conditions pour la vaincre, sinon pour la réduire significativement, est selon le chef de l’Etat, de «disposer d’une administration efficace et performante, avec des agents vertueux, des conditions décentes de vie et de travail, des règles transparentes de recrutement, de promotion, de sanction des fautes et de récompense du mérite. En somme, une administration apte à impulser le développement, une administration au service des citoyens. Une administration dont les responsables ont comme souci principal le Mali et l’avenir de ses enfants».
En prenant l’initiative d’organiser les Etats Généraux sur la corruption, «notre ambition est d’instaurer un débat national pouvant amener toutes les couches de la population, à travers l’information et la sensibilisation, à une meilleure compréhension du phénomène de la corruption et de la délinquance financière, de sa nature, de ses conséquences négatives sur le développement du Mali» a expliqué ATT.
Avant de déclarer que «des perspectives heureuses s’ouvrent dans notre pays. De nombreux chantiers achevés ou en cours sont le support de cet espoir. Puisse notre volonté commune assurer au peuple du Mali la force et les moyens de réaliser son destin, un destin de grandeur et d’honneur».
C’est sur ces mots d’espoir que le chef de l’Etat a déclaré ouverts les Etats Généraux sur la corruption et la délinquance financière.
Chahana TAKIOU
26 Novembre 2008